Papa, 9 ans déjà que tu as emporté une partie de mon coeur avec toi.
C'est comme si c'était hier... Je me rappelle de maman et mon frère qui m'attendaient devant la gare en fin de journée, par un bel après-midi enneigé d'hiver. Je me rappelle de cette sensation étrange, que font-ils là à m'attendre ? Mon frère me serre dans ses bras, pour la toute première fois de sa vie... Maman me dit : « Papa a eu un accident... »
À ce moment-là je ne comprends pas, je pense à un accident en voiture, les routes étant enneigées, ce n'est pas grave, pourquoi toute la famille est si calme, nous irons voir papa à l'hôpital... Nous nous dirigeons ensuite vers la voiture... Durant le trajet du retour, personne ne parle de papa, tout le monde parle de banalités... Nous arrivons à la maison, je suis presque soulagée de sortir de ce vase clos au silence qui me glace le sang... Arrivée dans le salon, toute la famille est là, les grands-parents, les tantes et oncles, les cousins... Le salon paraît à présent si petit et l'ambiance est pesante, si loin des réunions familiales chaleureuses habituelles. On me dit de m'asseoir. Je n'ai pas envie de m'asseoir, je veux juste savoir ! Maman me dit : « Papa a eu un accident... il... est mort, il s'est suicidé ».
Et là, toute la famille réunie me regarde, le visage absent et le regard vide... Les mots sont arrivés jusqu'à mon esprit mais je n'en déchiffre par le sens. Tout s'enchaîne, je me sens emportée dans un tourbillon. Le téléphone n'arrête pas de sonner, les gens disent qu'ils pensent à nous.
Maman me dit qu'il a laissé une lettre pour nous, que si je veux la voir elle pourra me la montrer plus tard. J'attends que toute la famille soit partie, et là seule je prends cette lettre avec délicatesse.
Et là, j'ai l'impression d'accéder aux secrets de ton âme. J'avais vécu 18 ans à côté de toi sans comprendre qui tu étais réellement et que saignais en silence. Comme tu l'avais toujours fait, tu prenais soin de nous, en t'excusant de ton geste qui allait nous faire souffrir. Tu voulais tellement nous préserver que tu as préféré disparaître en silence loin de la maison, dans une chambre d'hôtel paisible à la campagne. Tu t'es endormi seul dans la nuit, tout en douceur, comme à ton habitude. Tu ne voulais pas que nous assistions à cela, alors dans ta lettre tu avais demandé aux policiers de prévenir en tout premier ton frère afin qu'il vienne constater le décès.
Tu as dit dans ta lettre que tu « préférais disparaître plutôt que de faire semblant de vivre ». Je pense très souvent à cette phrase dans ma vie, essayant de l'utiliser comme motivation pour aller toujours à l'essentiel, sans faux-semblant.
Soudain, je repense au jour précédent sa mort. J'étais assise dans la cuisine, à réviser des cours d'allemand pour le bac. Papa, tu essayais d'engager la conversation avec moi, mais moi je t'ignorais, car j'avais ce test d'allemand important le lendemain. Tu voulais sans doute me dire au revoir, et moi je n'ai pas compris, je n'ai pas vu ta détresse. Pendant de longues minutes j'étais en face de toi, sans te voir, sans me douter une seule seconde que cela serait mes dernières paroles avec toi. Je repense souvent à ces dernières minutes passées avec toi, durant lesquelles ce fichu bouquin d'allemand me préoccupait plus que toi. J'aurais tellement voulu échanger plus avec toi durant ces quelques minutes, si j'avais su je t'aurais serré dans mes bras pour ne plus jamais te lâcher. Ensuite, tu t'es levé, tu es allé te préparer car tu devais partir soi-disant deux jours en déplacement pour le travail. Sauf que ce déplacement pour le travail était en fait un aller simple pour le ciel. Tu as ensuite dit chacun des trois prénoms de tes enfants suivi de « au revoir » puis tu as serré fort maman et as dit « On se voit jeudi » avec un grand sourire. Sauf que cela fait 9 ans et plus de 430 jeudis et tu n'es toujours pas rentré.
Papa, tu me manques tellement, depuis que tu n'es plus là j'ai l'impression de naviguer entre deux mondes : entre Ciel et Terre. Un grand nombre de fois, j'ai cru t'apercevoir dans la rue, alors j'ai couru vers toi ! Mais ce n'était pas toi, juste un homme qui te ressemblait. Et à chaque fois ce sursaut de conscience : cela ne peut pas être toi, tu es mort. Chaque fois que je vois des enfants complices avec leur père dans la rue, j'ai mal au ventre, je les envie tellement. Et à contrario, lorsque je rencontre des gens qui ont de mauvaises relations avec leur père je leur en veux : comment pouvez-vous rester fâché avec votre père, il est là juste à côté de vous, vous pouvez faire un pas dans sa direction !
« Tu ne seras plus jamais le même, mais dès demain dans le ciel son étoile s'éclairera pour te monter le chemin. » (Grand Corps Malade)
Lucia
Alsace (France)