Mardi, 30 janvier 2001, 13 h 58. Nous arrivons au poste 38 du service de police de la CUM, pour rencontrer un individu de race blanche, 1,80 mètre, cheveux bruns. Signe distinctif : un accent ukrainien. Convaincus de notre perspicacité, nous cherchons la barbe de trois jours, le regard soupçonneux, la cigarette au coin de la bouche, le bureau en fouillis, le reste de pizza refroidie, la lampe pour les interrogatoires… Après tout, nous sommes au cœur de la métropole dans un de ses postes de police les plus chauds.
Courtois, chaleureux même, le commandant Paul Chablo nous reçoit dans un bureau qui tient davantage du musée de sport que de la salle d’interrogatoire. Ni menottes ni revolver en vue. Que des articles de sport autographiés par des vedettes des Expos et des Canadiens. Mais ne nous méprenons pas : l’homme est un véritable policier de carrière, passionné par son métier, humain et rempli d’idéaux. Il faut le voir enseigner pour constater, au surplus, ses formidables habiletés de communicateur.
Policier depuis 21 ans, il a été au cœur de plusieurs crises qui ont secoué le Québec : la crise amérindienne, l’inondation du 14 juillet 1987, la crise du verglas, en plus de centaines d’émeutes, de prises d’otages, de déversements toxiques, de suicides. Son expérience dans les crises majeures l’amène aujourd’hui à parcourir le Québec pour former des groupes d’intervention en mesures d’urgence dans les municipalités. Il enseigne également à des futurs policiers au Collège John Abbott. Entre deux cours sur le maniement d’armes et les techniques d’enquête, il leur explique que, dans la carrière d’un policier, la mort fait parfois partie du décor.
« On ne s’habitue jamais à voir la mort. La première fois que j’ai eu à le faire, j’avais 19 ans et à peine trois mois de services à mon actif. On avait reçu un appel d’un homme qui se plaignait d’une forte odeur en provenance d’un logement voisin. Sur place, on a inspecté l’appartement. Personne. Seulement cette odeur, amplifiée par la chaleur de l’été. La porte de la salle de bain était bloquée. En l’enfonçant, la secousse a fait basculer le corps d’un homme pendu. J’ai reçu son cadavre en plein visage. C’est comme si c’était hier. Ce sont des choses qui ne s’oublient pas. »
« J’ai longtemps pensé aux derniers jours de cet homme qui devait être très malheureux. » Pendant des jours, cette vision hantera le policier. Depuis, quand il arrive sur les lieux d’un suicide, ce n’est pas tant la mort physique qui l’affecte mais bien le malheur qui devait habiter la personne qui s’est enlevé la vie.
Messager de la mort
Lorsqu’il se rend sur les lieux d’une tragédie, ça le bouleverse toujours autant. « Quand j’ai à constater un décès, à l’annoncer à des citoyens, je rentre chez moi le soir et c’est évident que je ne dors pas bien. Mais le plus terrible, c’est quand la mort frappe des enfants ou des jeunes. »
Il se souvient avec émotion d’un accident de voiture où une adolescente de 16 ans avait perdu la vie. « En arrivant sur les lieux, j’ai vu le corps de cette jeune fille. Je savais que c’était mon rôle d’aviser ses parents. Alors que je prenais connaissance des circonstances du drame, je tremblais en pensant à ce qui s’en venait. Je me disais « Comment je vais faire pour annoncer aux parents que leur fille, qui avait la vie devant elle, est décédée dans un accident d’auto ». On ne s’habitue jamais à constater la mort, encore moins à l’annoncer. »
Annoncer un décès est évidemment la plus ingrate et la plus intense des tâches d’un policier, aux yeux du commandant. « C’est toujours difficile d’annoncer à des citoyens la mort de leur conjoint, de leur enfant, mais je crois que la meilleure approche est humaine et sincère. Quand un policier arrive chez des gens honnêtes, ils se doutent déjà que quelque chose de grave est arrivé. Lorsque la mère de cette adolescente m’a ouvert la porte, elle a mis les mains sur son visage et s’est écriée « Mon Dieu, mon Dieu, non ! C’est ma fille ! ». Avant que j’ouvre la bouche, elle savait. »
« Les parents pressentent le pire et ils attendent que je confirme. Au moment où je leur demande de s’asseoir, ils savent que leurs doutes sont fondés. Ça me fait mal, mais je leur dis « votre fille a eu un accident, je suis désolé, elle est morte. » Je ne crois pas que ce soit le moment de jouer avec les mots ou de tourner autour du pot. Je pense qu’il faut dire la vérité telle qu’elle est, avec toute la sympathie dont on est capable. Une fois le choc passé, les gens nous en sont reconnaissants. »
Le travail des policiers va bien au delà de l’annonce du décès. « Après, on tente de consoler les parents, aussi doucement que possible. Vient un moment où on sent qu’ils sont prêts à recevoir les détails de la tragédie. C’est aussi notre rôle de les donner. Souvent, on les accompagne à l’identification du corps, on les aide à remplir les formalités et on les guide pour la suite des événements. »
Au cours de leur formation, les étudiants en techniques policières assistent à des cours de psychologie où on donne des outils pour annoncer la mort. Tout en admettant la pertinence de ces cours, Paul Chablo croit qu’ils ne remplaceront jamais l’expérience avec les gens. « À l’école, on fait des simulations avec des acteurs, mais aucun cours ne pourra nous apprendre comment les gens vont réagir dans la vraie vie : certaines personnes vont être tellement engourdies par la nouvelle qu’elles ne réagiront pas; d’autres vont s’effondrer ou devenir hystériques. Les étudiants peuvent apprendre la base, le côté pratique des choses – ne jamais annoncer la mort au téléphone, par exemple – mais ce moment de douleur est tellement unique à chacun qu’aucun enseignement ne peut prévoir toutes les situations. »
Un métier risqué
Il y a la mort des autres, celle qu’on constate, celle qu’on annonce. Mais pour le policier qui enquête ou qui patrouille, il y a aussi celle qui rôde et qui menace sa propre existence. « C’est certain que je n’ai pas choisi le métier le plus tranquille… Ça m’est arrivé une fois d’avoir vraiment peur pour ma vie. En arrivant sur les lieux d’un vol à main armée, j’ai vu un suspect qui s’avançait vers moi et qui dissimulait un objet dans sa main. Dans ces situations-là, on a à peine 2 ou 3 secondes pour réfléchir. Je ne voulais pas tuer cet homme mais je ne voulais pas mourir non plus. J’ai levé mon arme et je lui ai ordonné de s’arrêter. Mais il ne l’a pas fait. Lorsqu’il a été tout près de moi, j’ai vu qu’il tenait une pierre dans sa main. J’ai laissé mon arme et je lui ai donné un coup de poing. Il s’est effondré en pleurant : « Je voulais que tu me tues, je voulais mourir. »
Il y a aussi la famille
Père depuis un an seulement, Paul Chablo voit maintenant son métier d’un autre œil. « Toutes les situations qui impliquent des enfants me touchent cent fois plus qu’avant. Et quand je suis en face d’un danger, je pense à ma femme et à mon petit garçon. Je tiens à eux et je tiens à la vie. Mais j’ai un travail à faire et ça me passionne toujours autant. »
Parfois, des dossiers le touchent plus personnellement, comme ce fut le cas l’an dernier. « Notre équipe recherchait un tueur en série dont les victimes étaient des femmes seules âgées de 40 à 65 ans. Ma mère, qui habite seule, aurait pu être une d’elles. Je me suis tellement investi dans cette enquête-là que je n’en dormais plus la nuit. Je voulais ce type; c’en était une obsession. On a attrapé l’assassin un 24 décembre. J’étais tellement heureux que j’ai aussitôt convoqué une conférence de presse. J’avais hâte de rassurer les familles, de leur dire qu’elles pouvaient passer un beau Noël, en sécurité. »
Que pense cet officier et gentlemen de tous les Rambo et superflics qui font la loi sur les écrans de cinéma et banalisent la mort ? « Mes étudiants arrivent en techniques policières la tête remplie de ces images d’Hollywood. Certains croient qu’ils vont passer leurs journées à sauter en bas des hélicoptères et à tirer sur des dizaines de bandits. Dès le premier cours, je leur dis qu’ils peuvent oublier ça. Dans la réalité, 95 pour cent de notre travail est consacré à des interventions humaines avec des communautés et des citoyens. Ces situations doivent être considérées avec des moyens humains et non avec une arme. Je leur explique qu’ils auront à travailler avec leur tête et avec leur cœur bien plus qu’avec leur gun. »