Nicole Leblanc : Côté cœur, côté jardin

Depuis 35 ans, Nicole LeBlanc incarne des personnages de femmes marquantes, des personnages qu’on aime ou que – rarement! – on aime détester mais qui toujours nous touchent. Toutes ces femmes, de Rose-Anna à Fifinne, de Bella à Paméla, c’est avec passion que Nicole LeBlanc les met au monde.

Nous l’avons rencontrée alors qu’elle incarnait Fabienne, une femme en phase terminale de cancer qui, son fils à son chevet, vit ses derniers jours à l’hôpital, entre des hallucinations et la réalité. Cette pièce, Sur le bord de la fenêtre, un tout petit chien en flammes, nous a servi de point de départ à un échange sur la vie, la mort, le deuil.

Nicole LeBlanc a eu cette gentillesse de partager avec nous ces quelques réflexions desquelles se dégagent une grande lucidité et un amour profond de la vie.

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Dans la pièce Sur le bord de la fenêtre, un tout petit chien en flammes, Fabienne vit les derniers instants de sa vie. Comment vous êtes-vous préparée à aborder un rôle aussi difficile ?

La première chose à faire quand on accepte un rôle est de se laisser lentement habiter par le personnage. J’évite de vouloir tout de suite arriver à un résultat final. Dans le cas de Fabienne, c’est tout un défi. Et puis le travail n’est jamais terminé; soir après soir, je dois, techniquement, soutenir ce personnage de mourante, mais en n’oubliant pas le spectateur. Ce n’est pas moi qui doit pleurer, c’est lui !

Le thème de l’abandon des parents à leur vieillesse et à leur mort est très présent dans cette pièce : Fabienne se meurt à l’hôpital, sous les yeux de son fils qui fuit la réalité. Sa fille, en voyage, ne la visite jamais. Que pensez-vous de ce phénomène où les malades sont abandonnés à leur mort, loin de leur famille ?

Je pense que présentement, celle qui est la plus abandonnée, c’est la mort elle-même. On la cache, on ne veut pas en parler, on se sauve bien vite quand elle menace. C’est elle qui est à plaindre. On échappe à nos responsabilités en laissant nos proches mourir à l’hôpital. Beaucoup de malades aimeraient revenir dans leur famille pour y finir leurs jours; mais les gens manquent de courage pour regarder la mort en face, ce qui les rend incapables, malgré l’amour, d’accueillir leurs parents chez eux.

Avec les progrès de la médecine, il est sans doute plus difficile de faire le choix de mourir à la maison.

Je le crois. En fait, certains médecins s’opposent à ce que les familles amènent leurs proches mourir dans leur environnement. La médecine s’acharne peut-être trop à vouloir sauver à tout prix. Pour certains médecins, la mort est carrément un échec. Mais la mort est bien loin d’être un échec! La preuve en est que dans la vie, on vit beaucoup de ces petites morts qui font en sorte qu’on se réalise. En abandonnant, on grandit. C’est parce qu’on voit tout à l’envers : on n’arrive pas à réaliser que la mort, c’est la vie! (rires).

Vous êtes bien calme et sereine dans votre vision des choses. Serait-ce l’influence du personnage ?

Peut-être. En fait, chaque personnage m’apporte quelque chose de précieux. Mais je suis aussi comme Fabienne, je ne me bats pas contre l’inévitable. Au fil des jours qui s’écoulent, on s’en va tous vers la mort. Même si on a parfois peur de l’affronter, on sait tous que ce qui naît meurt aussi. Je ne crains pas ma propre mort. J’en ai déjà eu peur, mais plus maintenant.

Je crois qu’on a peur de mourir quand on veut tout contrôler. Quand on arrive à faire confiance, on arrive aussi à accepter la mort. Puisqu’on ne peut pas la contrôler, on doit bien l’accepter !

La mort est très présente dans toutes les formes d’art. On n’a qu’à penser à la peinture, la poésie, la sculpture et le théâtre. On la met en scène et, pourtant, on a peur d’en parler. Est-ce notre façon d’affronter nos peurs et de la regarder en face ?

J’espère que ça y contribue. Si le spectateur peut prendre le temps de s’arrêter pour penser à la mort en regardant une pièce, c’est fantastique. Si les gens qui vont voir la pièce se laissent toucher et en ressortent enrichis, c’est tant mieux, j’aurai fait mon travail. Je crois qu’on manque de courage mais aussi de temps pour s’arrêter et réfléchir.

Regardez maintenant de quelle façon on enterre nos morts : on fait ça vite, on se précipite. C’est malheureux. Il n’y a plus de place pour le deuil. Mais la mort et le deuil sont là, bien réels. On serait plus heureux si on apprenait à mieux vivre avec.

Ça vous désole cette façon d’évacuer les rites funéraires ?

Bien sûr ! Les gens maintenant sont exposés un après-midi ou même pas du tout! Mais ce n’était pas comme ça avant. On prenait davantage de temps pour réaliser sa perte; l’exposition durait trois jours. Tout ça a changé, je crois, parce qu’on vit maintenant dans un monde de consommation. Plus on a d’argent et de biens, plus on en veut. Alors on s’embarque dans une roue qui tourne bien vite! On n’a plus le temps pour les vraies choses et on refuse de s’attarder sur la souffrance.

Vous l’avez beaucoup jouée la souffrance, au théâtre surtout et, un peu moins, à la télévision. tes-vous particulièrement attirée par les rôles de femmes tourmentées ?

Je crois qu’aucune pièce n’existerait sans souffrance, sans questionnement : c’est l’essence même de toute création. Même dans une comédie musicale, on retrouve des moments où les personnages souffrent et se questionnent. C’est ce que le théâtre m’a apporté : cette capacité de me poser les bonnes questions. Et c’est ce que j’aimerais offrir au public : une ouverture vers un questionnement essentiel.

À une certaine période de votre vie, vous avez dû tout arrêter suite à des problèmes de santé. Quels sont les questionnements que cette expérience a entraînés ?

Je n’ai pas eu le choix. J’ai dû écouter mon corps qui me disait : Ho, là ! Réveilles-toi ! J’ai été obligée de tout interrompre pour me soigner et pour me demander quelles étaient les vraies raisons de cette maladie. J’avais une labyrinthite. Moi qui avais toujours voulu être une femme équilibrée, je perdais l’équilibre ! Alors j’ai pris le temps de me questionner sur ma vie et sur les causes profondes de cette maladie.

Je vais vous ramener à une autre période difficile de votre vie. Lors du tournage du Temps d’une paix, le Québec a dû vivre le deuil de son Joseph-Arthur. Pour vous qui le côtoyiez de près, le deuil de Pierre Dufresne a dû être très difficile à traverser.

Oui, au fil des années, une grande amitié s’était développée entre lui et moi. Le deuil de Pierre a été une période très difficile. Son absence a laissé un trou et j’ai dû faire attention pour ne pas tomber dedans, pour ne pas être aspirée par le vide.

Qu’avez-vous fait pour éviter de sombrer ?

Le seul moyen que j’aie trouvé pour éviter ça, c’est de vivre ma peine pleinement, de ne pas la fuir. À ce moment-là, on a dû refaire avec Jean Besré toutes les scènes où Pierre était présent. Cela n’avait rien à voir avec Jean, mais j’ai pleuré encore davantage ma perte. Au fil des ans, j’avais appris à être en contact physique avec Pierre; en recommençant le tournage avec Jean, j’ai dû changer le langage de mon corps.

Vous avez eu à replonger tout de suite dans le travail. « The show must go on », comme on dit…

Oui… Mais le fait de replonger dans le travail n’est pas nécessairement contradictoire au fait de vivre pleinement sa peine. J’ai réussi, je crois, à vivre le deuil de mon grand ami en continuant ce que j’avais commencé avec lui. Bien sûr, je pleurais beaucoup. Il n’était pas rare que je me retrouve en larmes dans le stationnement du studio, à la fin d’une journée de tournage… Dans le deuil comme dans autre chose, on doit aller jusqu’au bout. Sinon, la vie vous rattrape.

Vous aurez bientôt 60 ans. Ça vous fait peur de vieillir ?

Je ne sais pas encore ce que ça veut dire, vieillir… Ma mère, qui a maintenant 88 ans, a pris une dégringolade quand, à 80 ans, elle a réalisé qu’elle était vieille! Bien sûr, la machine est un peu rouillée mais, tant qu’il y a la santé, la vieillesse, ça ne me fait pas peur. Je ne perds pas de temps ni d’énergie à lutter contre l’inévitable. Je ne me sens pas vieille, je me sens vivante !

Publié dans la revue Profil - automne 2000

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