Micheline Bégin : L’urgence de partager

Le 10 août 1997, la comédienne Marie-Soleil Tougas perdait la vie à l’âge de 27 ans dans un accident d’avion. Deux ans plus tard, sa mère, Micheline Bégin, livre son témoignage.

Il y a chez Micheline Bégin une urgence de partager. Partager ses souvenirs, ses émotions et, surtout, son espoir. On s’attend à rencontrer une femme réservée, brisée par le chagrin. C’est plutôt une femme chaleureuse, volubile, généreuse et d’une lucidité renversante qui nous reçoit chez elle.

Sitôt le magnétophone en marche, la discussion ne s’arrêtera pas, ou si peu, pour laisser passer un ange ou éponger le flot des émotions. La pudeur nous retient, on n’ose pas aborder de front les moments les plus douloureux. C’est elle qui nous y entraîne, sans détour, même si ça fait mal. Oui, il faut parler de la mort, de la douleur, de la vie qui continue, de l’espoir qui renaît, insiste-t-elle.

Elle a souffert, et souffre encore, comme quelqu’un qui a « reçu un coup de poignard dans le cœur ». « Durant les premiers mois, on travaille uniquement à enlever le manche. Mais on sait bien qu’on devra continuer de vivre en gardant la lame dans le cœur. » Elle a entrepris son deuil comme un entrepreneur mène un chantier : brique par brique, clou par clou, une journée à la fois. À la différence qu’il n’y a pas d’échéancier.

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La mort de Marie-Soleil a été tellement médiatisée; peut-être pourrions-nous laisser tomber les circonstances dans lesquelles vous avez appris la mort de votre fille.

Je crois plutôt qu’on devrait commencer par cela. Beaucoup de personnes ont l’impression de savoir ce qui est arrivé, mais peu le savent.

J’étais en vacances sur la Côte-Nord avec Daniel, mon mari. Nous étions partis en moto depuis une semaine. Nous avions roulé durant toute la journée et, le soir, dans un petit motel de Sept-Îles, j’avais envie de regarder un bon film à la télévision. Le film commence, puis un bulletin spécial nous informe qu’on avait appris la mort de deux personnalités de la télévision et du cinéma dans un petit avion dans le Grand Nord.

Vous avez compris tout de suite ?

Oui, mais c’était le refus. Non, ça ne se peut pas, c’est pas vrai ! Mais en même temps, je savais que ça ne pouvait pas être autre chose.

Vous saviez qu’elle était là-bas ?

Non. Je savais qu’elle était avec Jean-Claude (Lauzon) et qu’ils allaient régulièrement dans le Grand Nord. J’ai téléphoné au père de Marie-Soleil qui m’a confirmé qu’il venait de l’apprendre de la part des policiers. Alors moi, j’ai tout lâché, c’était la panique totale.

Avez-vous eu un moment de doute, d’espoir ?

Non. Quand j’ai appelé le père de Marie-Soleil pour lui dire « Je viens d’apprendre à la télévision qu’il y a eu un accident d’avion, c’est pas elle hein ? » Il m’a dit oui. Il n’y a jamais eu de doute. Seulement un refus total.

Le deuil est quelque chose de très privé. Comment avez-vous vécu la vague de solidarité incroyable qui a suivi le décès de votre fille ?

Je savais qu’elle était très aimée. Quand je l’accompagnais à des activités, le comportement des gens le démontrait clairement. De sentir l’appui des gens dans des moments comme ceux-là, évidemment que ça ne peut pas être mauvais pour une mère. Mais en même temps, c’est sûr que j’avais envie de dire « Laissez-moi donc vivre ma peine ! » Il aura fallu attendre toute la première année avant d’avoir un peu de temps pour moi.

Je reçois encore du courrier, des demandes de toutes sortes. Mais aujourd’hui, je suis plus forte, plus en mesure d’analyser les demandes, de prendre des moyens de ne pas être brimée dans mon intimité. Durant la première année, j’étais complètement défaite. Mais en même temps, quelque chose a fait que je me suis complètement centrée pendant les premiers mois.

Je me suis donné le droit d’être égoïste. C’était absolument nécessaire que je laisse descendre ce qui se passait dans ma tête jusque dans mon cœur et, à l’inverse, laisser remonter ce qui se passait dans mes tripes jusque dans ma tête.

Vous étiez bien entourée ?

J’ai été gâtée de ce côté-là. Mais quand les gens me demandaient « De quoi as-tu besoin ? » je leur répondais : « Attention, moi je suis capable de demander. Jamais je n’ai fait cela dans ma vie, mais là, j’en suis capable. Alors si tu offres, sois certain que tu pourras remplir la commande ! » (grand éclat de rire)

Quelles sont les ressources qui vous ont aidée ?

La première aide que j’ai demandée, c’est à Sept-Îles même. J’étais en état d’urgence, je ne pouvais pas rester dans cet état. Et le retour ne pouvait se faire que le lendemain matin en avion. Le dimanche soir à Sept-Îles, comment faire pour consulter un médecin, un pharmacien, une aide pour passer à travers la nuit ? La seule solution qui me restait, c’était l’hôpital. C’est à ce moment-là que la propriétaire du motel s’est rendue compte que j’étais la mère de Marie-Soleil. Alors elle est venue avec moi à l’hôpital et elle m’a accompagnée comme une bonne mère. J’ai eu une aide médicamenteuse et le médecin a insisté auprès de mon mari pour que je sois suivie par un psychologue à mon retour. Dès ce moment-là, j’ai su que je ne pouvais pas y arriver toute seule.

À mon retour, j’ai consulté une psychologue que je connaissais. J’ai vite senti que j’avais aussi besoin du soutien d’un groupe pour parler à quelqu’un qui avait connu la même chose que moi.

C’est à ce moment-là que vous êtes allée à Deuil Secours ?

Oui, ça m’a été d’un grand secours. Mais c’est l’ensemble de mes démarches qui m’a aidée : le groupe, la psychologue, les lectures, les séminaires, les conférences, plus le soutien de mon mari, qui a été extraordinaire. Bien sûr, il était très proche de Marie-Soleil, mais il pouvait mieux me soutenir que s’il avait été son père. Tout mon entourage m’a beaucoup aidée.

Quand on pense à la relation d’aide, on pense surtout à l’écoute. Beaucoup de gens réagissent en disant « Je ne sais pas quoi lui dire ». Et, surtout, tout le monde n’est pas fait pour écouter.

En fait, rares sont les gens qui savent vraiment écouter. Ils nous donnent des conseils, ils nous parlent de leur expérience. Moi, je suis allée jusqu’à imposer de me faire écouter. J’ai dit à des gens « Tu ne m’écoutes pas et j’ai besoin que tu m’écoutes. Je ne suis pas capable de recevoir ce que tu as à me raconter ».

Comment peut-on aider alors ?

En dehors de l’écoute, il y a des choses aussi simples que de préparer un repas. Tout le monde te dit que tu dois manger, mais tu n’as même pas le courage de préparer un plat. La maison est pleine de monde, mais tu n’as pas le goût de faire le ménage. Pourquoi ne pas offrir de passer l’aspirateur ou de nettoyer la salle de bains ? On peut aider aussi en offrant d’aller faire les emplettes ou même en assurant une présence au moment où l’entourage reprend ses activités, simplement pour s’assurer que les idées noires n’aient pas trop d’emprise. On n’est pas obligé de dire quelque chose.

De plus en plus de gens choisissent d’être incinérés sans exposition. Dans votre cas, vous n’avez pas eu le choix. Que pensez-vous de cette tendance ?

Jusqu’à la mort de Marie-Soleil, c’est aussi ce que je pensais, pour ne pas déranger. Je me disais que j’allais être morte, que les os ne me feraient plus mal et que, finalement, ce n’était pas important. La mort de Marie-Soleil m’a fait voir les choses autrement. Aujourd’hui je dis à mes proches : « Quand moi je vais mourir, les gens qui restent choisiront pour eux-mêmes ce dont ils ont besoin. » Moi, je ne peux pas déterminer ce qui va leur faire du bien à eux.

Ce qui compte finalement lors d’un décès, ce ne sont pas tant les besoins de la personne décédée que ceux des proches. C’est à eux de se centrer sur leurs besoins. Est-ce qu’on a besoin de la saluer ? Est-ce qu’on a besoin de se sentir entourés ? Est-ce qu’on souhaite sentir la présence des gens qui l’aimaient ? Est-ce qu’on a besoin de la voir dans une tombe avec l’impression qu’elle est en paix ? Satisfaisons ces besoins-là.

J’ai lu que vous n’avez qu’un regret envers Marie-Soleil. C’est celui de n’avoir jamais parlé de la mort avec elle. Croyez-vous qu’il faut parler de la mort ?

J’en suis certaine, tout comme je suis certaine qu’il faut en parler très tôt aux enfants. Il faut les préparer à l’idée que quelqu’un peut partir pour toujours. J’ai parlé de tout avec mes enfants, aucun sujet n’était tabou. Mais jamais je n’ai pensé parler de la mort avec eux.

Pourquoi faut-il en parler ?

Pour vérifier comment on pourrait se soutenir, s’entraider, participer ensemble à des activités comme des séminaires, faire des lectures communes.

Depuis l’événement, j’ai parlé de la mort avec plein de gens, dont mes parents avec qui la question n’avait jamais été abordée. Ça m’a même permis de vivre une situation très surprenante. Je parlais avec eux de lectures que j’avais faites sur l’apprivoisement de la mort pour les enfants. Mon père, un homme réservé qui ne parle jamais de ces choses-là, m’a dit : « Tu sais, des morts j’en ai vécues plusieurs dans ma vie : mon père, ma mère, des frères, des sœurs et là, Marie-Soleil. Chaque fois que quelqu’un part, je repense à ma sœur qui est morte à sept ans quand moi j’en avais cinq ». À 82 ans, 77 ans plus tard, c’est encore ce deuil-là qui refaisait surface à chaque fois que quelqu’un mourait. Pour moi c’est très révélateur : quand on vit un deuil, on doit l’assumer si on veut passer au suivant.

À la mort de Marie-Soleil, quels sont les deuils que vous avez dû vivre, autres que celui de ne plus revoir votre fille ?

Tous les rêves. Les petits-enfants, vivre avec elle une grossesse, un accouchement, toute la disponibilité, tous les projets immédiats qui se sont évanouis en même temps. Quand Marie-Soleil est décédée, je venais de prendre une préretraite depuis un mois, avec l’intention de passer davantage de temps avec elle à mon retour de vacances. On avait tellement de rêves et de projets ensemble.

À quels moments sa présence vous manque-t-elle ?

Continuellement. Parfois, c’est en lisant un beau livre; je me dis que j’aimerais savoir ce qu’elle en aurait pensé. Ou simplement devant un beau paysage. Nous partagions le même sens de l’émerveillement. À d’autres moments, c’est en entendant une chanson que nous chantions ensemble. Marie-Soleil en connaissait des centaines. Parfois, je fredonnais un air que je lui avais appris petite et elle se mettait à le chanter, alors que moi j’en avais même oublié les paroles. C’étaient des moments extraordinaires. À chaque jour, quelque chose me rappelle son absence.

Êtes-vous plus consciente de la fragilité de la vie ?

Non. Et j’espère que ça ne m’arrivera pas. Pendant un certain temps, j’étais très préoccupée par ces aspects-là : À quoi ça sert la vie ? Pourquoi on vit ? Mais ça demandait tellement d’énergie ! J’ai choisi plutôt de vivre. Ce n’est pas toujours facile, il y a des fois où j’oublie, mais c’est un choix que j’ai fait en ayant Marie-Soleil en moi. Sa présence en moi fait que je fais quotidiennement le choix de vivre. Je ne veux pas être trop consciente de la fragilité de la vie, du fait que ça ne sert pas à grand-chose finalement; je refuse aujourd’hui de m’arrêter à ça. C’est important d’être encore avide de la vie.

Vous êtes très sollicitée et votre intimité est très importante pour vous. Pourquoi avoir accepté cette entrevue ?

J’ai l’impression que, peut-être, mon témoignage pourrait aider des gens. C’est le seul but. Je sais par les nombreux témoignages que j’ai reçus que les gens ont besoin de parler de leur deuil et qu’ils cherchent quelqu’un qui va les comprendre. Moi, je ne peux donner de conseils à personne. Mais ce deuil a été connu par tout le monde et vécu par beaucoup de gens. Si les gens réalisent que je suis malgré tout en mesure d’avoir envie de vivre, si ça incite certaines personnes à s’accrocher, à trouver leurs propres ressources, celles qui leur conviennent à eux, j’aurai eu l’impression d’aider.

Je travaille fort à faire mon gâteau

Les gens s’imaginent souvent que le temps arrange les choses. Le temps tout seul n’arrange rien. Comme le disait une animatrice de Deuil Secours, faire son deuil, c’est un peu comme faire un gâteau. Si on met tous les ingrédients sur la table et qu’on attend que le temps passe, le gâteau ne se fera pas.

J’ai pris les ingrédients que j’avais, et j’ai compris qu’il fallait que je fasse quelque chose. Oui, je savais que ça prendrait du temps. Il faut mélanger nos ingrédients, et il faut aussi permettre au gâteau de cuire. Une fois le gâteau au four, on a peut-être l’impression qu’il ne se passe rien. Mais non, il y a un gâteau qui cuit ! Et ça sent bon, tu as des preuves tangibles qu’il se passe quelque chose. Le deuil, c’est la même chose. Après avoir fait tout ce qu’il fallait, il faut que tu permettes au temps de faire le travail. J’ai travaillé très fort à mon gâteau, et là je suis contente.

Personne n’a les mêmes ressources et personne ne vit les mêmes deuils. Chacun doit composer avec ses ingrédients, avec ce qu’il est. L’important c’est de savoir que chacun a des ressources, à l’intérieur. Il faut savoir y puiser et aller chercher de l’aide au besoin.

Je n’ai pas de recettes, et je crois que personne ne peut dire qu’il en a une. Il y a un gâteau à faire; travaillons au gâteau.

À la mémoire de sa fille, Micheline Bégin s’implique dans la Fondation Marie-Soleil-Tougas dont la mission est de venir en aide à des groupes d’enfants qui ont des besoins psychologiques, affectifs, matériels et sociaux. « Un simple coup de main à huit ans peut aider un enfant à sortir d’une situation difficile pour lui permettre plus tard de fonder à son tour une famille saine ». Pour contribuer à cette fondation, veuillez transmettre vos dons à :

Fondation Marie-Soleil-Tougas
1600, boul. de Maisonneuve Est
Montréal (Québec) H2L 4P2

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