Micheline Bégin : La vie sans raccourci

Marie-Soleil Tougas aura été l'enfant chérie de notre télévision jusqu'à sa mort, il y a 16 ans. Sa mère, Micheline Bégin, avait accepté de nous rencontrer pour nous livrer son témoignage deux ans après le décès de celle-ci. C'était la toute première entrevue de notre revue. Notre premier cadeau du genre après neuf ans d'existence.

Dans le cadre du 25e anniversaire de Profil, nous y sommes retournés. À nouveau, nous avons rencontré celle qui a permis d'ouvrir la porte à une série d'entrevues auprès de différentes personnalités, afin de provoquer une réflexion sur des sujets qui ne sont pas toujours faciles à aborder.

Le jour de notre rendez-vous, il faisait vraiment beau. Le « soleil » de sa fille était assurément présent. Un peu comme un clin d'oeil pour nous dire je suis encore là, même après tout ce temps. C'est la petite fille de Micheline, la toute belle Nellie-Ann, qui m'a accueillie lors de mon arrivée. Cette enfant est radieuse, comme l'a été sa tante, comme l'est encore sa grand-mère. Ah... ces gènes... Mais y sont-ils vraiment pour quelque chose ? Quand on observe un tant soit peu, on découvre rapidement la vie dans tous les recoins. La nature si près, le piaillement des oiseaux qui se mêlent presque à la discussion, la petite de huit ans qui assiste tout au long. La vraie vie quoi ! Micheline Bégin s'y est accrochée à pleine main. Aujourd'hui, elle en a décroché un coin pour nous montrer le goût du bonheur. Un bonheur façonné par les hauts et les bas, mais qui a su sans contredit se bonifier au fil du temps.

Après toutes ces années, soulignez-vous toujours l'anniversaire de décès de Marie-Soleil ?

Plus de la même façon. Au début, j'avais un rituel spécifique; j'allais au lac Hertel, un lieu de prédilection pour ma fille qui avait grandi à St-Hilaire. Je montais parfois jusqu'au pain de sucre. Pour ceux qui ne connaissent pas, c'est une assez bonne montée d'une demi-heure. Je montais avec les souvenirs de plusieurs moments où nous y sommes allées ensemble. Mais le 10 août peut changer d'une année à l'autre, parfois il pleuvait à verse, sans compter les orages. Ce n'est pas très agréable quand tout ce que tu veux c'est te ressourcer près du lac. Alors à un moment donné, je me suis dit que le rituel se passait surtout à l'intérieur de moi, et j'ai cessé d'y aller.

Bien sûr, je pose des petits gestes à la maison cette date-là. Je « l'invite » à déjeuner et elle a droit à un bonjour très spécial de ma part. Peu importe où je suis, c'est toujours possible. Il n'y a pas d'événement qui peut m'empêcher de faire ça. Puis, comme c'est la période des Perséides, le soir on regarde les étoiles filantes. Pour nous, c'est devenu important. Regarder les étoiles quand on pense à Marie-Soleil, ce n'est pas rien.

Vous est-il déjà arrivé d'oublier un anniversaire ?

Non. En fait... il n'y a pas une journée où Marie-Soleil n'est pas là. Tous les jours, il y a quelque chose quelque part qui me la rend présente. Et c'est de plus en plus beau.

Quand on n'a pas la foi et qu'on ne croit pas à la vie après la mort, sur quoi s'appuie-t-on pour se relever d'une telle épreuve ?

Sur la vie. Sur ce qu'elle a de beau et de bon à nous offrir. Parfois, je me dis que ça m'aiderait d'avoir la foi. Mais si j'avais la foi, je ne compterais que là-dessus et je profiterais moins de la vie. De la seule vie que moi j'ai. Si je veux être heureuse, c'est maintenant. Selon ma conception, quand ça va être fini, ça va être fini. Marie-Soleil a pleinement profité de sa vie pendant 27 ans. C'est ce que je souhaite à tout le monde.

Peut-on vraiment trouver que la vie est belle et bonne quand on vient tout juste de perdre quelqu'un de façon si dramatique ?

Dans les premiers temps, il n'y a rien de beau. On la trouve horrible la vie, et non, on ne l'aime pas, c'est certain. Ça prend quand même un certain temps avant de s'appuyer sur la richesse que la vie peut nous donner. Les fleurs ont beau être très belles, on ne les voit pas. On n'entend pas la musique de la pluie qui tombe. La souffrance est omniprésente, on n'arrive même pas à manger. C'est l'appui inconditionnel de mes proches qui a permis que je ne tombe pas en morceaux. Par leur écoute et leur soutien, ils me permettaient de rester entière.

Vous avez écrit un livre1 sur votre fille plus de 10 ans après son décès. Pourquoi ?

J'avais le goût de l'offrir en cadeau aux gens. D'offrir ma Marie-Soleil, pas celle qu'ils connaissaient déjà. Je ne faisais pas ça pour moi, j'avais même l'impression que je n'en retirerais pas grand-chose, contrairement à ce qui est arrivé. L'exercice a été beaucoup plus thérapeutique que je ne l'aurais cru. Même après onze ans. Au moment où j'ai entrepris cette démarche, je le faisais parce que je croyais que ma thérapie de deuil était terminée. En replongeant dans tout ça, j'ai trouvé des souffrances ici et là. J'ai constaté que mon deuil n'était pas aussi terminé que je le croyais. Finalement, je me suis également offert un cadeau.

Dans ce livre, vous parlez de la peur du bonheur. Du dur travail de réapprendre le plaisir sans avoir l'impression d'oublier l'être cher. Comment arrive-t-on à vaincre ce sentiment de culpabilité ?

On arrive à vaincre le sentiment de culpabilité par le travail. Il n'y a rien qui peut se faire tout seul dans un travail de deuil. Au début, je me donnais comme devoir de rire aux blagues des gens. Je le faisais pour moi, pas pour les autres. Je savais que j'avais besoin de retrouver ce goût de rire. C'était une question de volonté, ce n'était pas spontané. Il fallait que le rire redevienne naturel. Ça ne s'est pas fait de façon automatique. J'ai dû y travailler, particulièrement les six premiers mois. Dès la première semaine, la journée de mon anniversaire, j'ai demandé qu'on me fasse rire. Ça faisait partie de cette volonté que j'avais de me retrouver moi-même. Pourquoi n'aurais-je pas le droit de rire ou de chanter ? Se donner ce droit ne veut pas dire qu'on aime moins la personne décédée, qu'on est en train de l'oublier ou qu'on ne l'aimait peut-être pas autant qu'on le croyait. Généralement, on ne s'accorde pas suffisamment de droits. À partir du moment où on choisit la vie, on choisit d'être en mouvement. Si on n'est pas en mouvement à l'intérieur de soi, on n'est pas vraiment vivant. Et ce mouvement ne peut se faire sans travail.

Ainsi, à un certain moment, vous avez choisi de vivre.

J'ai fait le choix de vivre très rapidement. La personne qui était morte, c'était ma fille. Je voulais survivre pour moi, et non pour elle. Je ne pouvais plus rien faire pour Marie- Soleil, elle n'était plus là pour le voir, le sentir, le vivre. Et choisir de continuer à vivre impliquait qu'il fallait que je prenne les moyens pour réussir. Il y avait déjà un travail d'amorcé par une thérapie antérieure. N'eût été cela, je ne suis pas certaine que j'aurais pu faire ce choix. Encore faut-il être capable de choisir.

Ce travail vous a également amené vers un groupe d'entraide pour personnes endeuillées, n'est-ce pas ?

J'ai commencé à participer à des rencontres trois semaines après la mort de Marie-Soleil, et j'y suis allée pendant quelques mois. Voir la souffrance des autres me rassurait. Se comparer à pire m'a aidée. Ça n'enlevait pas la souffrance que je vivais, mais ça me ramenait les deux pieds sur terre. J'ai rencontré là des gens qui arrivaient à passer à travers ou qui étaient en chemin. C'était rassurant de voir que c'était possible et que je pourrais y arriver moi aussi.

Vous parlez de votre deuil comme d'un deuil compliqué. Quels sont les éléments qu'on retrouve dans un deuil compliqué ?

Dans mon cas, ce fut la soudaineté du décès et le fait que je n'ai pas pu voir son corps après sa mort. Non seulement je n'ai pas pu voir son corps, mais je n'ai pas pu voir le lieu où l'accident s'est produit. Il y a également le fait que Marie- Soleil était connue, ce qui a amené beaucoup de demandes de toutes sortes. Tout ça mis ensemble, je trouve que c'est suffisant pour en faire un deuil compliqué. Quand on perd un enfant, on perd beaucoup de rêves, j'ai perdu également le rêve d'un travail avec elle qui devait s'amorcer dans les semaines qui ont suivi sa mort.

Avant son décès, était-ce important pour vous l'exposition du corps au moment des funérailles ?

Non. Ma perception a complètement changé. J'ai vraiment pris conscience de l'importance des moments qui suivent la mort d'une personne proche. Depuis, j'ai vécu la mort de mon père. J'ai vu papa mourir. Et je l'ai vu après sa mort. Le fait de le voir rendait sa mort concrète. Je pouvais me dire « il est mort ». Pendant des mois, je me suis raconté des histoires sur Marie-Soleil : et si, tout d'un coup, elle n'était pas vraiment morte ? Chaque fois que le téléphone sonnait, mon premier réflexe était de penser que c'était elle. Ça n'avait aucun sens.

Lors de l'entrevue que vous nous avez accordée en 1999, vous mentionniez alors que faire son deuil, c'est comme faire un gâteau : ça prend des ingrédients, du travail et du temps. Quel a été votre principal ingrédient ?

Je suis une personne confiante et ouverte. Je me fais confiance et j'ai la capacité d'exprimer mes émotions. Comme je suis plutôt « verbale », le fait de pouvoir me dire, me répéter, me redire et me répéter à nouveau, avec les mêmes mots ou avec d'autres mots, m'a certainement aidée à faire mon gâteau. Ma nature a donc été une partie importante des ingrédients qui m'ont servi également à refaire un gâteau lorsque mon père est décédé. Sauf que quand il est mort. C'était normal qu'il meure avant moi. Comme il était souffrant, ce fut une sorte de soulagement. On ne parle pas du tout de la même chose.

Dans l'explosion de l'avion où se trouvait Marie-Soleil, son corps a subi le même sort que les victimes de Lac-Mégantic. Comment avez-vous vécu cette tragédie qui a touché le Québec cet été ?

Je pense énormément à ces gens-là, principalement à ceux qui ont perdu un enfant. Il y a vraiment beaucoup de similitudes entre les endeuillés de Lac-Mégantic et mon deuil : la soudaineté, l'accident, le feu, l'explosion, la médiatisation... Ça m'a ramenée complètement en arrière, et je peux très bien comprendre ce qu'ils vivent. La plupart des victimes étaient jeunes, c'est terrible !

Dans de telles circonstances, le mouvement de solidarité est très fort. Ne vit-on pas un contrecoup quand la vie reprend un cours normal et que les élans se dissipent ?

Je vous dirais que j'avais hâte que tout cela arrête, parce que c'était très lourd à porter, même si c'était très bon et toujours beau. Mais ça me laissait peu de temps pour faire un travail personnel. J'ai été sollicitée énormément pendant une bonne année. Chaque fois, j'étais incapable de dire non. J'avais l'impression de refuser quelque chose à ma fille. Ça m'a pris beaucoup de temps à comprendre que dire non à ces gens, ne voulait pas dire non à Marie- Soleil. Je pense que j'aurais pu cheminer beaucoup plus rapidement si ça n'avait pas été de ça.

Considérez-vous maintenant que votre deuil est terminé ?

Terminé ? Dire « c'est fini ? » Non. Et il ne le sera probablement jamais. Je retombe sur mes pieds plus rapidement, bien sûr. Ce qui pouvait me prendre des semaines, voire des mois, peut prendre aujourd'hui quinze minutes, une demi-heure. Mais comme il y a encore de la souffrance et des moments qui sont difficiles, j'en conclus que mon deuil n'est pas terminé.

Qu'aimeriez-vous dire aux personnes endeuillées pour les aider à vivre les moments difficiles ?

Permettez-vous de dire non à quelque chose qui ne vous convient pas. Donnez-vous le droit de prendre le temps qu'il faut pour vivre votre deuil, même si vous sentez des pressions extérieures qui vous incitent à accélérer le processus. Donnez-vous le droit de pleurer et de crier. Les moments de souffrance font partie de la vie. Chaque peine a sa valeur.

Au fur et à mesure des années, il m'arrive de plus en plus de penser à Marie-Soleil en riant, avec beaucoup de joie et de bonheur. Auparavant, même les beaux souvenirs étaient tristes. Mais plus le temps avance, plus on arrive à goûter la beauté, et je peux affirmer aujourd'hui que je profite pleinement de la vie. La vie est belle et bonne, malgré toutes les épreuves qu'elle peut contenir.

Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Automne 2013

Lire la première rencontre avec Micheline Bégin en 1999.

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  1. BÉGIN, Micheline, Marie-Soleil Tougas : La vie... comme une gourmandise, Éditions La Semaine, 2008. Disponible en format numérique et dans certaines bibliothèques.

Cinq livres sur la mort et le deuil