Michel Chartrand : Syndicaliste, humaniste et coopérateur

« Nous sommes nés pour le bonheur, pour vivre en société et rendre service aux autres. Se connaître soi-même, c'est savoir que le bonheur vient de notre vie en société. »

On connaît le parcours syndical de Michel Chartrand. Militant des droits des travailleurs et des gagne-petit, il a été de toutes les grandes luttes sociales et syndicales de la deuxième moitié du 20e siècle. Ce qu'on connaît moins, c'est son engagement en coopération. Avant et pendant ses années de syndicalisme, il a contribué à fonder des dizaines de coopératives tout en parcourant le Québec pour promouvoir les valeurs du mouvement. Mais affirmer qu'il ne jure que par les coopératives serait loin de la vérité ! Comme pour toutes les causes qu'il a épousées, le coopératisme n'échappe pas à ses coups de gueule. Excessif, gueulard et colérique, Michel Chartrand est aussi affable, courtois, et toujours aussi charmeur, à 88 ans. Nous l'avons rencontré chez lui à sa maison de Richelieu.

Vous avez fondé un grand nombre de coopératives dans tous les domaines. Parlez-nous un peu de la Coopérative La Bonne Coupe.

J'ai fondé cela en 1939 avec mon beau-frère Joachim Cornellier. On vendait des costumes sur mesure. C'est un des premiers emplois que j'ai eus. Nous avions fondé une coopérative de consommateurs où les acheteurs de vêtements payaient une part sociale. On allait acheter des vêtements et on en faisait fabriquer dans des usines de Montréal. Comme on avait de la difficulté à les faire confectionner, à un moment donné, on a acheté une manufacture de Sherbrooke pour les besoins de la coop. Mais là, c'était trop fort pour nos moyens. On a fait faillite. Mais c'était quand même une bonne idée. Le vêtement, c'est important !

C'est là que vous avez connu des figures de proue du mouvement coopératif au Québec ?

Oui, j'ai côtoyé le père George-Henri Lévesque au moment de la fondation du Conseil supérieur de la coopération en 1939 (aujourd'hui le Conseil de la coopération du Québec). J'ai aussi côtoyé Alfred Rouleau qui venait acheter des habits à la coopérative et que j'avais connu dans les Jeunesses indépendantes catholiques. Par la suite, il est devenu président du mouvement Desjardins.

C'est avec Alfred Rouleau que vous avez parcouru le Québec pour promouvoir la coopération avec le mouvement coopératif Maître chez nous. Qu'est-ce que vous racontiez aux gens lors de vos présentations ?

Qu'il faut contrôler nos affaires, j'veux dire ! Il faut contrôler notre argent, d'autant plus qu'on n'en n'a pas beaucoup. Fonder une coopérative, c'est savoir qu'on ne se fait pas avoir; me semble que ça fait partie du respect humain.

Quelques années plus tard, c'est dans l'alimentation que vous proposiez la formule coopérative. Au-delà de votre militantisme, vous n'avez jamais négligé l'aspect pratique des choses.

L'alimentation, c'est une grande partie de notre budget. C'est pour ça qu'au syndicat, on a travaillé à fonder la première coopérative d'alimentation à Montréal. Au début, c'était un tout petit magasin d'alimentation. Puis on a fondé d'autres coopératives d'alimentation un peu partout. Dans les années 80 notre fournisseur, la Fédération des magasins coop a fait faillite et les coopératives ont fermé. On avait une belle formule puis on ne l'a pas gardée.

Je peux pas croire qu'on a perdu au Québec le contrôle de notre alimentation : on a tout vendu nos commerces d'épicerie au Québec. Et quand on va dans les magasins, on n'a que des produits de l'Ontario. L'alimentation c'est important !!! Comme si on ne mangeait pas ! On a abandonné notre alimentation à des grosses compagnies venues d'ailleurs. Tout ça pour faire une piastre ! Et ça n'a pas énervé personne au Québec !

Les Canadiens français ne sont pas persévérants en affaires. Ils vendent quand ils ont leur prix. Puis après, on laisse les autres décider de ce qu'on va manger puis porter.

Quand vous avez fondé le Cooprix, vous ne vous êtes pas contenté de redonner aux membres le contrôle de leur alimentation. En plus, vous avez fait pression pour que les cueilleurs de raisin de Californie aient de meilleures conditions de travail. C'était important pour vous d'aller jusque-là dans la mission de la coopérative ?

C'est ça qu'on peut faire dans une coopérative. On se met ensemble puis on fait des pressions. Les cueilleurs de la Californie se faisaient exploiter et n'arrivaient pas à se syndiquer. Nous autres, comme acheteur, on a décidé de soutenir les cueilleurs et on a menacé de boycotter le producteur si les choses ne changeaient pas. Devant la pression, les autres marchés d'alimentation du Québec ont suivi et le producteur a fini par céder.

Quel lien faites-vous entre votre idéal de justice sociale et la création de coopératives ?

Pour moi, c'est la seule façon de transiger humainement. Pour ne pas exploiter l'autre.

Quelles sont les valeurs qui vous attirent là-dedans ?

Ce sont les valeurs fondamentales, la fraternité, l'entraide puis l'humanité. C'est ça les valeurs dans les coopératives, je veux dire! La coopérative c'est la façon normale de transiger entre des gens qui ne veulent pas s'exploiter. On se rend des services, on brasse des affaires.

C'est une façon de se donner du pouvoir ?

La première ambition, ce n'est pas de se donner du pouvoir. La première ambition, c'est de ne pas se faire avoir. On garde le pouvoir au lieu de le donner aux autres.

Quand on regarde le secteur funéraire, il y a quelques années, les multinationales américaines venaient acheter les entreprises d'ici. Qu'est-ce que ça vous fait de voir cela ?

Ils ont tout acheté la province de Québec parce qu'on les a laissés faire ! L'argent n'a pas de nationalité ! Ce que ça me fait ? Ça me révolte ! Mais ça ne m'étonne pas. On n'est pas persévérant. On laisse les autres s'occuper de nous et dans ce domaine, croyez-moi il s'en occupent !

Oui, puis il y en a de la pression là-dedans. On dit aux gens « C'est le dernier habit que vous allez acheter à votre mari, c'est la dernière chose que vous allez faire pour lui ». Moi je suis allé voir les gens de la Coopérative funéraire de la Rive-Sud à Longueuil puis je me suis assuré que ça serait eux qui s'occuperaient de moi. Je vais l'écrire quelle sorte de funérailles je veux. Là je vais retourner les voir et on va regarder tout ça. On ne viendra pas décider à ma place. Faut respecter le monde !

Votre femme Simonne est décédée d'un cancer en 1993, après 50 ans de mariage. Comment vous avez vécu la mort de votre femme ?

J'ai vécu cela tranquillement. Je l'ai accompagnée doucement. Quand on lui a dit à l'hôpital qu'elle en avait pour quelques semaines, elle m'a demandé de ne pas en parler. C'est elle qui l'a annoncé aux enfants. Moi je ne travaillais plus dans ce temps-là, je restais à la maison, à côté d'elle. Ça faisait déjà un bout de temps que je restais à la maison parce qu'elle n'était pas très bien. Comme je suis un chrétien, je suis un fataliste, alors je me doutais que ça allait arriver.

Comme chrétien justement, comment voyez-vous la mort ?

Ce qui va arriver de l'autre côté, je ne le sais pas. Je ne me pose pas de questions. Ça ne me pose pas de problème la mort. Demain matin, je pourrais mourir. Rendu à mon âge, c'est fini. J'ai eu un accident cérébro-vasculaire en 2001 et ça m'a laissé des séquelles au cerveau. Je pourrais mourir du cœur ou du cerveau. À choisir, j'aimerais mieux mourir du coeur. Je n'accepte presque plus d'activités parce qu'à mon âge c'est fini. Je suis prêt à partir. Je passe beaucoup de temps seul sans ouvrir la télé ni la radio. J'aime la solitude.

Ce sont vos années de frère trappiste qui vous ont préparé à cette solitude ?

Ce serait plutôt mes années d'activités qui font que j'ai envie de me reposer.

On dit qu'il n'y a pas de plus grande douleur que de perdre un enfant. Vous avez perdu votre fille Marie-Andrée en 1971 alors qu'elle était âgée de 26 ans. Comment avez-vous vécu cette épreuve ?

Heureusement que mon fils était là. Mon fils Alain l'avait appris alors qu'il travaillait à Chambly. Il est arrivé ici et m'a dit « J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer. Marie est morte. Son mari l'a tirée » (un coup de feu accidentel tiré par son compagnon l'a atteint à la tête). Après cela, on a fait les funérailles, j'ai fait son éloge funèbre. Elle était prête à aller au ciel. Elle cultivait ses légumes à la campagne et elle était heureuse. Moi, j'ai toujours pensé que les gens mouraient quand leur vie était faite.

Vous n'avez pas été révolté ?

Ça m'a fait de la peine. Sa mère a eu beaucoup de peine aussi. Mais je me disais qu'elle était prête à partir pour le paradis. Elle avait accompli son destin.

Les jeunes vous aiment beaucoup. Quand vous donnez des conférences, les jeunes adultes s'agglutinent autour de vous comme pour une vedette rock. Pourquoi pensez-vous qu'ils vous admirent à ce point ?

Probablement que je dis des affaires qu'ils trouvent correctes, mais moi je ne les ai jamais courtisés. Les jeunes m'entendent gueuler et c'est ça qu'ils aiment. Peut-être que c'est le ton qu'ils aiment.

J'ai eu deux garçons et cinq filles et je ne leur ai jamais dit quoi faire. Quand ils discutaient politique ou affaires sociales à la maison, je leur disais « Vous allez aller discuter cela dehors. Votre mère puis moi, on a fait nos affaires. C'est pas la place dans la maison pour discuter de ça. On sait tout ça nous autres. Allez discuter de ça entre vous autres. »

Mon fils Alain a formé la première coopérative de cinéma à Montréal. C'est une coopérative de travail, de cinéastes. Il ne m'en a pas parlé, il a fait tout ça lui-même.

Vous êtes 13e d'une famille de 14 et vous avez eu 7 enfants. C'est important pour vous la famille ?

Pour moi la famille c'est l'embryon de la société. Si on n'aime pas sa famille on ne peut pas aimer la société et si on n'aime pas la société, on ne peut pas aimer sa famille.

Vous avez déjà dit « Pour rendre les gens libres, indépendants et conscients, il n'y a pas de solution autre que collective ». Vous le croyez encore ?

Je n'invente rien. On est né collectivement. D'un père et d'une mère dans une société donnée. C'est quoi ça cet individualisme qu'on nous présente partout comme modèle, autant au gouvernement que dans les entreprises ? La collectivité, c'est la nature humaine. C'est élémentaire me semble ! On doit tous avoir accès aux mêmes privilèges. Mon raisonnement c'est que s'il n'y en a pas pour tout le monde, il n'y en a pas pour moi. Si les autres n'ont pas droit au même privilège que moi, je n'en veux pas.

 

Le parcours coopératif de Michel Chartrand

« Selon lui, le système coopératif, géré par des individus selon le principe « un homme = un vote », peut devenir l'outil idéal pour redonner aux Canadiens français le pouvoir économique qu'ils n'ont plus. Toute sa vie, Michel Chartrand tentera d'instaurer le coopératisme, qui est à ses yeux la seule solution d'avenir pour empêcher les puissantes compagnies américaines d'exploiter les richesses naturelles, les femmes et les hommes de ce pays. »

Fernand Foisy
Michel Chartrand, Les voies d'un homme de parole

1939

Fonde une coopérative de vêtements avec celui qui deviendra son beau-frère. Il s'agit d'une coopérative de consommation puisque les acheteurs constituent les membres de la coopérative.

Collabore à la Fondation du Conseil supérieur de la coopération avec le père Georges-Henri Lévesque.

1940

Travaille à la première coopérative d'habitation de Montréal, la Cité-Jardin. Planifié au début des années 1940, comme une coopérative d'habitation destinée à la classe ouvrière, ce développement communautaire fut arrêté lors de la guerre.

1941

Se lie à Alfred Rouleau (qui deviendra président du Mouvement Desjardins) et voyage avec lui partout au Québec afin de parler de coopératisme et de tenter de fonder des coopératives de fabrique de vêtements.

Milite au sein du mouvement coopératif « Maître chez nous ».

Participe à l'organisation des cours sur la coopération avec la revue Action nation.

1946

Participe à la fondation de la Caisse populaire Desjardins de Montréal-Sud (Longueuil) en compagnie de 48 membres qui disposaient d'un capital de 590 $.

1958

Est élu administrateur puis président de la caisse populaire Desjardins des Syndicats nationaux de Montréal. Ses conflits avec la Fédération régionale sont légendaires. Fait cocasse, en 1980, lors d'un conflit entre les employés et les dirigeants, les employés déclenchent la grève à la caisse alors que le président est nul autre que... Michel Chartrand !

1966

Est président-fondateur de l'Association coopérative d'habitation du Mont-Bruno. La coopérative est propriétaire de 216 terrains qui sont vendus à des gens qui veulent bâtir des maisons. Dès les premières constructions, il quitte la coopérative.

1969

Fonde l'Association coopérative des publications populaires avec l'appui des syndicats et du Mouvement Desjardins. Le premier projet de la Coopérative consiste à éditer un journal, le Québec-Presse. Ce journal « vise à offrir un soutien aux syndicats, coopératives, comités de citoyens et groupements contestataires afin de refléter et stimuler la pensée et l'action populaire et démocratique ».

1969

Collabore à la création d'une coopérative de d'alimentation, le Cooprix et en devient le trésorier. En 1982, le plus important grossiste qui alimente les coopératives, la Fédération des magasins Coop, fait faillite. La Coopérative se tourne vers le secteur privé, notamment les magasins d'alimentation Métro-Richelieu. En 1986, le Cooprix de Longueuil est absorbé par le groupe Provigo et la Coopérative des consommateurs de Montréal disparaît définitivement.

 

Entrevue et texte : France Denis
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Automne
 2005

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Sources :
Michel Chartrand, Les voies d'un homme de parole
, Fernand Foisy, Lanctôt Éditeur
Michel Chartrand, La colère du juste, Fernand Foisy, Lanctôt Éditeur

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