Manon Leblanc - Guidée par l’espoir

Certains événements du quotidien peuvent nous déstabiliser et nous perturber. Mais quand on perd un enfant, c’est comme si on mettait tout ce qui fait mal dans le même chapeau. La douleur finit par ne plus avoir de mots. Elle est là et elle occupe tout l’espace. Petit à petit, il faut apprendre à s’en dégager. Pour l’aider dans ce laborieux travail, Manon Leblanc crée de la beauté en elle et autour d’elle. Comme elle a su si bien le faire en tant que designer dans Manon, tu m’inspires, elle continue de nous inspirer!

Votre fils est décédé l’an dernier alors qu’il avait la jeune trentaine. Comment avez-vous appris la nouvelle?

La police m’a annoncé son décès par téléphone. Sur le coup, je ne le croyais pas, je me disais que ce n’était pas possible, alors j’ai demandé de répéter. J’ai vraiment douté. La personne m’a dit qu’habituellement, ils ne procédaient pas ainsi, ils se déplacent pour faire l’annonce d’un décès. Mais j’étais à Mont-Tremblant avec ma fille Bianca, ils n’avaient pas mon numéro de cellulaire et ils essayaient de me rejoindre depuis la veille au soir.

Étiez-vous seule quand vous avez reçu l’appel?

J’étais seule devant la caissière en train de commander du café, mais j’imagine que le café est resté là, je ne m’en souviens pas. Je suis allée retrouver ma fille dans la chambre d’hôtel et je lui ai annoncé que Dimitri était mort d’un arrêt cardiaque. C’était irréel! Vous savez, mon fils était un gars qui vivait à fond. Il m’avait déjà dit que son espérance de vie n’était pas très longue, car il aimait beaucoup faire de la vitesse en auto, en moto ou en ski-doo.

Il était téméraire et manquait de prudence. J’avais déjà entendu dire qu’en moto, il passait entre les voitures. Même si, avec les années, il s’était un peu calmé, comme mère, je m’inquiétais souvent. Il m’est arrivé de penser que je pourrais recevoir ce type d’appel, mais quand ça arrive, on réalise qu’on n’est jamais vraiment préparé à ça.

Qu’avez-vous fait par la suite?

Je me suis mise à appeler des gens; ma réaction a été de l’apprendre à ses proches. J’ai appelé son père et tout le monde à qui je pouvais l’annoncer. J’avais besoin de le dire. Par contre, je n’arrivais pas à trouver les mots pour l’annoncer sur Facebook. La journée même et le lendemain, on ne peut pas dire que j’étais fonctionnelle. C’est une amie qui a écrit le texte pour moi et je l’ai publié sur ma page personnelle.

C’est une nouvelle assez fracassante, alors c’était mieux que ça vienne de moi plutôt que des médias. Énormément de gens m’ont contactée. J’ai pu prendre conscience que de nombreuses personnes ont perdu un enfant. Ces témoignages m’ont apporté beaucoup de réconfort. Ça m’a nourri. Plutôt que d’en parler tout le temps avec mes proches, j’allais lire les marques de soutien sur Facebook.

Plusieurs personnes m’ont dit que j’étais forte et courageuse. Honnêtement, je vais vous avouer que j’étais surtout en survie. Ce n’est pas pareil. J’ai dû apprendre une façon de vivre qui me permettrait de passer au travers en restant motivée. Et je sais très bien que c’est ce que mon fils aurait voulu. Il n’aurait pas voulu que je m’effondre, il aurait voulu que je continue.J’ai déjà vécu des deuils auparavant : mon père, ma mère et ma sœur.

Mais perdre un enfant, on ne peut pas vraiment comparer ça avec grand-chose. C’est le top des souffrances qu’on peut endurer. On ne voit plus les choses de la même façon. J’ai fait le choix de vivre de façon plus humaine, moins superficielle et j’ai adopté des réflexions différentes. Ça permet de relativiser bien des problèmes qui finalement ne sont pas si importants.

Comment votre fille a-t-elle vécu tout ça?

Quand on a appris le décès, Bianca a été capable de conduire pour nous ramener à Montréal. On a quitté l’hôtel, on a descendu la côte et au stop, il y avait un chevreuil. Il ne bougeait pas et attendait pour traverser. Il était tellement stable qu’on aurait dit une statue. Puis, il a cligné des yeux comme pour nous dire qu’il était vivant. C’est là que ma fille m’a dit : c’est Dimi qui nous dit au revoir. Mon fils Dimitri aimait les chevreuils.

Après, elle est tombée dans une espèce de down. Nous étions deux à mal aller et à nous écrouler le soir à la fin de nos journées. Mais en tant que mère, j’essayais de l’encourager, je ne voulais pas l’abandonner. C’était vraiment très difficile. Ce qui l’a beaucoup aidée, c’est qu’elle s’est rapprochée des amis de Dimi. Ensemble, ils pouvaient parler de lui et ça lui permettait de se rapprocher de son frère.

Et vous, qu’avez-vous fait pour aller mieux?

J’ai vu une psychologue parce que tout le monde me disait de consulter. On a fait quelques séances, on en a parlé elle et moi, puis je suis arrivée à un point où c’était assez. Mes journées ont 24 heures et il fallait que je vive. Je me demandais comment j’allais m’y prendre. Dans le deuil, on nous dit de faire beaucoup d’exercice, de prendre l’air et de bien manger. Alors je l’ai fait de force.

C’était difficile, mais j’ai persévéré pour garder ma santé. Il fallait que ça marche. J’étais prête à tout faire pour aller mieux. Je n’ai presque pas bu d’alcool, car ça me rendait trop émotive. Dès que je prenais du vin, je me mettais à pleurer. Alors j’évitais les excès, le temps que j’arrive à mieux contrôler mes émotions. On me disait, tu vas voir, tranquillement, avec le temps, la douleur du deuil va se remplacer par la douceur du souvenir.

 

Je ne veux pas penser que ma vie est finie, qu’elle ne va plus jamais être belle. Je ne me laisse pas aller là. Je les ai mes moments pour penser à lui le soir ou dans l’auto, il ne faut pas croire que je ne me donne pas le droit. Mais je préfère penser que le bonheur peut quand même exister après le deuil.

Avez-vous perdu le goût de travailler?

Non, au contraire, c’est ce qui m’a sorti du trou. En tant que designer, j’ai la chance d’aimer ce que je fais. Quand je suis là-dedans, je ne pense pas à autre chose et ça me fait du bien. Évidemment, quand Dimi est décédé, je n’étais pas capable de travailler. Pendant plusieurs semaines, certaines personnes ont pris la relève parce que c’était trop me demander. Et quand j’ai repris mes activités au bureau, j’y allais moins longtemps.

Je ne faisais pas des journées complètes, je faisais 4 ou 5 heures. Je donnais ce que je pouvais et je respectais mes limites. Encore aujourd’hui, si j’ai trop de demandes, je dis que je ne peux pas. Je ne veux plus courir après l’argent, parce que ça me stresse. Et le stress, j’ai décidé que je n’en voulais plus.

J’ai besoin de me reposer plus qu’avant. Je me couche plus tôt. Je me suis rendu compte que mon énergie n’était plus la même et j’ai vraiment vu la différence dans mes activités de plein air. Après le décès de Dimi, il y a eu comme une sorte de chute dans mon énergie. Je n’étais plus capable de faire ce que je faisais auparavant. Le deuil, ça nous vide.

Y a-t-il des situations où vous vous sentiez incomprise?

Au début, j’étais incapable de supporter quelqu’un qui parlait beaucoup de ses enfants et de son bonheur familial. Je ne disais rien, mais ça venait me chercher. Les gens sont parfois si maladroits.

Par exemple, quelqu’un m’a dit en parlant de mon fils que c’était peut-être mieux de même. Mieux de même? Non! Pour moi, c’était impossible de penser que c’était peut-être mieux de même! D’autres personnes se sont excusées de ne pas m’avoir appelée, ils attendaient que le temps passe. Ils auraient pu envoyer un petit mot, ça fait tellement de bien de savoir qu’ils sont avec nous.

 

C’est un sujet qui n’est pas facile à aborder et certains ont tendance à l’éviter. Mais si j’ai le goût d’en parler, c’est que j’ai besoin d’en parler. Avec le temps, je remarque que j’endure moins ce qui est toxique. J’essaie d’être un peu plus égoïste; pas tout le temps, mais si une situation n’est pas tout à fait dans mes valeurs, je prends une distance. Je ne laisse plus les choses m’agresser, en tout cas le moins possible.

Malgré la terrible épreuve que vous avez vécue, dans vos vœux de bonne année 2022 vous dites que « L’essentiel c’est d’être heureux, beau temps, mauvais temps. » Quand on a le cœur en mille morceaux, comment fait-on pour être heureux?

Moi, je marche à l’espoir. J’essaie autant que possible d’être dans le bonheur. Quand la covid s’est calmée et qu’on a eu le droit de voyager au printemps de l’an dernier, je suis partie 5 longs week-ends coup sur coup. J’ai toujours aimé voyager, j’en ai profité. Tout le monde me disait que je faisais bien, sauf une femme qui m’a critiquée en me disant : je ne sais pas comment tu fais. Je lui ai répondu que chacun vivait son deuil à sa façon.

Je cours après tout ce qui est positif dans ma vie. J’aime ça aller sur l’eau? Allons sur l’eau! Les arts et le design me rendent heureuse? Allons dans la création! Certains peuvent penser que c’est de la fuite, ce n’est pas le cas. Je priorise simplement ce qui me fait du bien. On ne peut pas toujours être dans la douleur.

 

Ma chienne me fait du bien aussi. Elle est avec moi 80 % du temps, elle me suit presque partout. Avant, je faisais attention pour ne pas l’imposer, maintenant, I don’t care! J’en ai besoin. Il m’arrive de la faire garder quand je vais chez des gens que je ne connais pas, des gens allergiques ou qui craignent les chiens, mais sinon je l’emmène avec moi. Si quelqu’un me dit que les chiens ne sont pas admis, je dis que c’est un chien de service et je montre sa carte.

Ici, tout le monde le sait, tout le monde me voit marcher avec ma chienne et personne ne s’oppose. Elle est douce, elle me réconforte beaucoup et elle m’apporte une certaine paix. Quand Dimi est mort, j’avais tellement de peine qu’elle se couchait à côté de moi. Je lui ai beaucoup parlé. Elle est même venue aux funérailles. J’ai demandé qu’elle soit là, mais pas tout le temps, et quand elle était là, c’est quelqu’un d’autre qui en avait la charge.

Comment se sont passées les funérailles?

C’était important pour moi de choisir l’urne, la musique et les photos. Avec ma fille, nous nous sommes occupées de tout organiser. Son père, de qui je suis séparée, s’est chargé de la paperasse, du certificat de décès, et de tout le côté administratif. Pendant les funérailles, je suis allée lire un hommage que j’avais écrit. C’est une partie émouvante, mais j’y tenais. J’avais mes papiers mouchoirs tout près. Dans mon hommage, j’ai dit que j’avais eu la chance de le côtoyer le temps qu’il était avec nous, de rencontrer quelqu’un d’exceptionnel, d’intelligent, de doux. J’ai parlé de lui avec mon cœur et je l’ai remercié.

Comme c’était en temps de covid, on a été obligé de limiter ceux qui voulaient venir. S’il n’y avait pas eu de règles sanitaires et de confinements, on aurait fait une grande fête dans le jardin au printemps. C’est sûr que je peux toujours le faire, mais je dois avouer que je suis encore très fragile. Peut-être que je vais laisser passer encore un peu de temps, question de me protéger là-dedans. Vous savez, j’appréhendais de faire l’entrevue avec vous, je savais que c’était pour me brasser. Alors, organiser une fête…

Qu’avez-vous fait de ses cendres?

Elles sont chez moi. C’est comme s’il était là. Je ne trouve pas ça macabre du tout, mais je ne pense pas que j’aurais compris avant de perdre mon fils. J’aurais probablement trouvé ça bizarre. J’ai changé. Ça nous change. Dans ma voiture, j’ai un cœur avec des cendres, c’est pour me protéger. J’ai un pendentif avec une empreinte, c’est pour l’avoir avec moi sur mon cœur. Je lui parle tous les jours.

Dans tout ce qu’il faut faire lors d’un décès, avez-vous délégué certains aspects?

Ce n’est pas moi qui suis allée identifier le corps, je ne pouvais pas faire ça. Je ne voulais pas rester avec cette image-là dans la tête. La dernière image que j’ai gardée de lui, c’est le dernier appel qu’il m’a fait, alors qu’il était tout gentil. J’ai son certificat de décès dans mes courriels, mais je ne l’ai pas ouvert. Il y a des choses comme ça qui sont trop dans la réalité. Comme la fermeture de son compte bancaire et de sa page Facebook. Sur ma tablette, j’ai son Netflix et il y a encore sa liste de lecture. Je ne veux pas changer de forfait, parce que ça l’enlèverait. C’est la même chose avec ses vidéos.

Qu’est-ce qui vous manque le plus de votre fils?

C’est quand il me serrait dans ses bras. Il me faisait toujours de beaux hugs… Il avait aussi une façon de dire maman qui était douce… Je m’ennuie de l’entendre m’appeler maman et je m’ennuie qu’il me prenne dans ses bras.

Que pensez-vous qu’il y a après la mort?

Peu de temps après son décès, une médium m’a contactée pour me dire qu’elle avait un message de mon fils pour moi. Je l’ai appelée. Mon fils avait une façon particulière de parler quand il était nerveux. Elle m’a transmis son message comme si c’était lui qui parlait. Dans une situation aussi dramatique, on s’accroche à tout. Moi j’avais besoin de garder contact avec Dimi, alors je me suis mise à la recherche de gens qui parlaient aux morts. Je ne sais pas combien de médiums je suis allée voir, mais j’ai arrêté à un moment donné, car j’avais l’impression de me faire avoir. Je ne dis pas que ce n’est pas vrai tout ça, on s’en sort comme on peut.

 

Quand on perd quelqu’un qu’on aime, on mise beaucoup sur la vie après la mort. On a besoin de trouver quelque chose qui nous dit que ce n’est pas fini. J’aimerais ça être certaine, j’aime y croire, mais dans le fond de moi j’ai un petit doute.

J’ai écouté une série télévisée là-dessus où on parle du tunnel, mais un article d’un médecin démontrait que c’était le cerveau qui créait ce genre d’image, même après la mort. Donc, je ne sais pas vraiment. Mais actuellement, j’ai besoin d’y croire, parce que c’est un outil qui m’aide à passer au travers.

Si vous aviez à dire quelques mots aux parents qui ont perdu leur enfant, quels seraient-ils?

Quelques mots… Malheureusement, je n’ai pas de solution miracle. Je comprends tellement le désespoir. Le deuil est si immense qu’à part de penser qu’un jour ça va passer, que ça va se calmer, il n’y a pas grand-chose à faire sinon de vivre sa vie au quotidien.

Un jour, ça va aller mieux… le bonheur va revenir plus doux. Si je pense à tout ce qu’on m’a dit pour me consoler, c’est ce qui m’a le plus aidée.

Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : Simon Rancourt

Publié dans la revue Profil

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