Deux mois après le décès de sa sœur jumelle, Louise Portal est en Gaspésie, dans sa maison « La rose des vents ». Par une journée où elle marche seule au bord de la mer, sa sœur lui manque. Elle lui demande alors de se manifester, l'espace d'un instant. Puis elle attend... Peut-être viendra-t-elle par l'entremise d'un renard, ou encore sur les ailes du goéland. Mais le temps passe, et rien ne vient, alors elle rentre chez elle, prend ses courriels, et voit notre demande d'entrevue. Sur le coup, elle n'y fait pas attention, c'est seulement en soirée qu'elle réalise que c'est une entrevue sur le deuil... le deuil de Pauline. Sans parler de miracle ou de magie, elle trouve que c'est une belle coïncidence. Donc, de sa demeure d'Eastman, Louise Portal accepte de nous ouvrir son cœur. Pour l'occasion, elle portera le foulard rose de sa soeur. J'ignore sur quel chemin marchait Pauline ce jour-là, mais sa présence était partout : dans le scrapbook déposé sur la table, près de l'autel préparé à son attention, dans les quelques objets lui ayant appartenu, mais surtout, surtout dans les yeux de Louise qui en parle avec émotion.
Votre sœur, l'actrice Pauline Lapointe, est décédée le 30 août dernier. Dire adieu à sa jumelle implique-t-il qu'on doive dire adieu à une partie de soi ?
Je dirais que oui, perdre sa jumelle c'est quand même particulier. Mais pour l'instant, c'est encore un peu abstrait. Ça va me prendre un certain temps avant de mesurer toutes les dimensions de son départ.
Est-ce un deuil qui se fait plus difficilement ?
Je crois que c'est un deuil qui ne sera peut-être jamais tout à fait complété. C'est difficile d'être un couple gémellaire, surtout quand on n'est pas identique. Notre relation a été faite de ruptures et de réconciliations répétées depuis l'adolescence. Alors, disons que j'étais préparée à son grand départ. Au fil des années, j'avais accepté cette distance de sa part, même si cela était difficile. Maintenant, je peux lui parler tous les jours sans craindre qu'il y ait encore quelque chose qui soit rejeté, mal compris ou mal interprété. C'est comme si j'avais accès à la dimension spirituelle de ma sœur, et parfois j'ai l'impression qu'il me reste à présent la meilleure partie de Pauline.
Malgré le fait que votre relation n'était pas facile, vous étiez à ses côtés les derniers jours de sa vie. Vous avez passé deux nuits complètes à son chevet, que retenez-vous de cette expérience ?
Ce fut extraordinaire ! Quand je suis arrivée, ma famille m'a laissée seule avec Pauline. Elle était dans un état comateux. Je lui ai parlé, je lui ai chanté une chanson de notre enfance. Il paraît que l'ouïe est le sens qui reste aiguisé le plus longtemps. M'a-t-elle entendue ou reconnue ? Ce n'est pas important. Ce qui importe c'est que j'étais là, aux premières loges du dernier acte de sa vie. J'ai pris ça comme un cadeau de pouvoir l'assister dans ses derniers moments. Parce que tout aurait pu se passer autrement, j'aurais pu être en voyage, et vu notre relation éloignée, je ne serais peut-être pas revenue. Mais je sais maintenant que j'aurais manqué quelque chose d'important... Il y avait tellement de paix dans cette chambre, tellement de sérénité aussi. J'étais habitée d'une joie incommensurable. Curieusement d'ailleurs, car il ne faut pas oublier que j'étais au chevet d'une mourante. Sa respiration était saccadée et on voyait qu'elle souffrait. Parfois, elle se réveillait d'un semi-coma et avait alors une certaine conscience. Mais elle vivait aussi des choses que nous ne pouvions saisir. C'était son univers, son dernier chemin. C'est difficile d'aller vers la mort, il y a une sorte de combat. Autant il y avait chez Pauline une partie qui voulait mourir, autant une autre se débattait pour vivre.
Étiez-vous près d'elle lorsqu'elle est décédée ?
C'est Catherine, sa meilleure amie, qui était à ses côtés lors de son dernier souffle. À notre retour dans sa chambre, tout était apaisé, il n'y avait plus de souffrance... et Pauline était tellement belle. Elle n'est pas morte isolée, mais bien entourée, dans une chambre d'hôpital où elle a eu de bons soins. À cause de sa dépression, il lui arrivait de penser qu'elle était abandonnée, mais elle ne l'était pas. Quand on parlait à Pauline, on lui tenait la main, on la caressait. C'était la première fois que j'avais la possibilité d'accompagner quelqu'un ainsi. Au décès de mes parents, j'étais sur des plateaux de tournage. Alors aujourd'hui j'ai envie de dire aux gens que c'est un moment charnière dans l'existence. Si vous avez la possibilité d'être là, de vivre ça, n'ayez pas peur. La mort d'un proche n'est pas quelque chose à évacuer, mais à vivre. C'est un moment important qui ne repassera pas.
Au lendemain de sa mort, vous étiez en tournage pour le téléroman Destinées dans le rôle d'un personnage qui se nomme Pauline. Où trouve-t-on la force de se relever si rapidement et de poursuivre ?
J'ai vu ça comme un signe du destin. Quand j'ai lu le rôle l'été dernier, je me disais qu'il était fait pour ma soeur. Mais Pauline avait pris sa retraite depuis 5 ans et n'était plus en mesure de travailler. Je n'aurais jamais pensé que je commencerais ce rôle au lendemain de son décès. Quand je suis arrivée sur le plateau de tournage, j'ai dit à ma maquilleuse et à mon coiffeur ce qu'il en était. Et puis je suis allée voir mon réalisateur pour lui dire que ma sœur était décédée. Cette journée de tournage a été exceptionnelle, parce que tout le monde a fait preuve d'une grande écoute et d'un profond respect. Je me suis sentie portée. Portée par Pauline en fait. Et ce qui était spécial, c'est que le réalisateur a passé sa journée à m'appeler Pauline, le nom de mon personnage. : Alors Pauline, vous allez vous placer là... Venez ici Pauline. Quand on s'y arrête, c'est vraiment unique une histoire comme celle-là.
Avez-vous joué un rôle particulier aux funérailles de votre sœur ?
C'est moi qui ai tout orchestré, et j'ai adoré. Enfin, je pouvais à nouveau faire quelque chose pour ma jumelle. Je me suis occupée des signets, de l'urne funéraire et de la préparation des lieux, mais c'est Catherine qui a officié la cérémonie. Elle portait une grande robe blanche qui appartenait à Pauline. Elle a parlé des rituels de la mort; comment c'était avant, comment c'est maintenant. Puis, elle a simplement invité ceux qui le voulaient à venir prendre la parole. Tout s'est fait de façon spontanée. C'était émouvant et parfois très drôle.
Après les funérailles, qu'avez-vous fait de ses effets personnels ?
Je n'étais jamais allée dans son nouvel appartement au Chez nous des artistes, et je ne pensais pas y mettre les pieds un jour. C'était spécial pour moi d'être là. En famille, nous avons vidé sa maison, et tout c'est très bien passé. Chacun a pris ce qu'il désirait garder en souvenir de Pauline. Mais il restait encore beaucoup de choses, parce que nous sommes tous à un âge où nous avons ce qu'il nous faut. Comme nous avions un ami qui recommençait sa vie à zéro, nous nous sommes mis d'accord pour qu'il bénéficie des affaires de Pauline, plutôt que de les envoyer à un organisme de charité. Aujourd'hui, il vit dans un petit studio avec les meubles de Pauline, sa vaisselle, ses draps, et même son shampoing... On a pu l'installer confortablement. Pauline aurait été contente, car c'était une femme très généreuse. Ce qui est merveilleux dans tout ça, c'est que ses choses continuent de lui survivre regroupées dans un même lieu.
Plusieurs témoignages de sympathies vous ont été adressés, y en a-t-il un qui vous a plus particulièrement touchée ?
Je pourrais en nommer plusieurs, mais celui de mon amie Mouffe m'a beaucoup touchée : « Ma belle Louise, ma belle amie, j'ai appris brutalement hier soir aux informations le départ de Pauline. Je tiens à t'offrir mes plus sincères condoléances. [...] Je sais que tu es bien entourée par ta famille, par ton chum Jacques, mais si jamais tu as besoin d'une vieille amie, je suis toujours là pour toi. » Il y a aussi un de mes amis éditeur qui m'a envoyé une carte avec ces quelques mots : « Que la mémoire de Pauline ensoleille tes jours. » Que c'est beau ! D'autant plus que Pauline se disait la fille du soleil. Mais je pourrais en nommer bien d'autres... Quand les gens prennent le temps d'écrire une lettre ou d'envoyer une carte, c'est très touchant. Mais ce qui m'a vraiment émue, c'est de voir toutes ces personnes qui se sont déplacées pour venir célébrer la mémoire de Pauline : ceux qui ont fait l'École nationale de théâtre avec elle, les amis d'enfance, la famille. Des gens qui ne s'étaient pas vus depuis longtemps. En ce qui me concerne, je pourrais dire que le départ de Pauline s'est déroulé sous le thème de la réconciliation. D'abord entre elle et moi, mais également à différents niveaux personnels que je ne nommerai pas ici.
Sur votre site Internet, vous avez créé une section réservée à votre sœur, y a-t-il d'autres gestes que vous avez posés pour lui rendre hommage ?
J'ai ressorti une photo de nous deux prise lors de mon premier anniversaire de mariage et je l'ai placée sur une table sous les tableaux de mon père. J'ai déposé un petit cœur qu'elle avait depuis longtemps et qui contient nos deux photos. C'est le seul bijou que j'ai gardé de Pauline. Puis, j'ai installé une statuette avec un lampion que Catherine lui avait donné, et une broche très ancienne, un camée qui vient de notre grand-mère. La première chose que je fais le matin quand j'arrive dans cette pièce est d'allumer mes bougies et mon lampion pour Pauline. C'est ma façon de lui dire bonjour, de perpétuer sa mémoire, sa présence.
Vous avez connu plusieurs deuils, avez-vous développé un rituel pour chacun d'eux ?
Je laisse les morts m'habiter intérieurement et habiter mon environnement. Les gens ne savent pas quoi faire après le départ d'un être cher. Je trouve que c'est important les rituels, car ils nous aident à passer au travers. Tu vois le bijou que je porte ici, il me rappelle mon ami Claude Foucault décédé il y a trois ans. Claude était un peu chaman. La dernière fois que je suis allée le voir, je portais ce bijou-là. Il l'a pris et l'a tenu dans ses mains. C'est pour ça que je le porte expressément aujourd'hui. Dans mon roman La promeneuse du Cap, toute la mort de Claudel est en réalité la mort de Claude. Il y a aussi mon ami d'enfance Robert Desbiens, qui était directeur du Centre culturel canadien à Paris. C'est grâce à lui si j'ai pu ramener de Paris le projet des Correspondances d'Eastman. Chaque fois que je prends mes marches et que je passe devant son chalet, je pense à Robert, décédé subitement d'une crise cardiaque il y a quelques années. Puis il y a mon ami Gérard-Marie Boivin. La petite poterie qui est là, je l'ai ramassée chez lui la dernière fois que je l'ai vu. Et il y a les toiles de mon père...
Le deuil de votre père fut sans doute l'un des plus douloureux, car vous entreteniez avec lui des liens très étroits. De tout ce qu'il était et qu'il vous a légué, qu'avez-vous hérité de lui qui vous rend fière de lui ressembler ?
L'écriture et sa profonde humanité. Je suis le prolongement de cet homme-là. J'ai même hérité de son nom de plume : Portal. Mon père était écrivain, et voilà que ce métier m'a rattrapée. Malgré notre profonde connivence, ce deuil n'a pas été difficile. Même s'il n'est plus là physiquement, son essence est depuis demeurée intacte. C'est un deuil qui ne s'est pas fait dans la douleur, mais dans la création. Particulièrement ces dix dernières années à travers l'écriture. Quand j'ai publié Les mots de mon père, une œuvre qui regroupe la correspondance de papa à laquelle je réponds vingt-cinq ans après sa mort, j'ai tout de même senti que j'avais complété quelque chose. C'est très intéressant de parler par écrit à une personne décédée. On a moins de pudeur, c'est plus facile. Passer par l'écriture est une façon d'entrer en contact. D'ailleurs, c'est pour ça que j'ai sorti mes cahiers, pour vous les montrer. J'en suis à mon 78e. Et ce cahier, que voici, était à Pauline. C'est Jacques, mon mari, qui le lui avait offert en cadeau. Mais Pauline n'y a rien écrit. Alors, j'ai commencé à le faire dans les semaines qui ont suivi son décès, lors de mon voyage en Europe. Dans le train, en direction de Bruxelles, j'ai écrit : « ... Tu n'es jamais venue sur le territoire européen, ni en France, ni en Belgique. Incroyable que tu n'aies jamais vu Paris. Cette fois, mes mots en ce petit cahier te guideront. J'écrirai des mots tendres et des pensées douces. »
Vous vous êtes chargée de la carte mortuaire de votre père qui se compose d'un de ses dessins et d'un poème que vous lui aviez dédié quelques années auparavant. À votre décès, qu'aimeriez-vous retrouver sur votre carte mortuaire ?
Un poème de Jacques, mon mari. Nous sommes vraiment en symbiose lui et moi, deux âmes sœurs. Puisqu'il a une belle plume et qu'il est très sensible, je vais lui laisser le soin de trouver les mots, parce que je lui ai bien défendu de mourir avant moi. Ce serait trop difficile.
Vous mentionnez être à une étape de votre vie où quelque chose en vous se recueille et se prépare à la mort. Comment se prépare-t-on à mourir quand la vie est encore forte et belle, quand l'amour nous comble et que les projets sont au rendez-vous ?
On y pense en l'accueillant, et non dans la peur. Cela ne signifie pas que je souhaite mourir, mais que j'accepte d'en parler, sereinement. Jacques et moi on parle souvent de la mort, il sait que j'aimerais être incinérée. Et puis il existe des outils pour se préparer. Nous, on a une sorte de livret pour y noter les renseignements importants ainsi que nos volontés1. C'est tellement pratique pour ceux qui restent.
Avez-vous toujours eu cette attitude envers la mort ?
Quand j'étais dans la vingtaine, j'étais plus sombre, la mort avait alors une autre dimension. J'étais en quête amoureuse et puis c'était difficile. J'étais persuadée que j'allais mourir à l'âge de Marilyn Monroe... Tu sais, nous les actrices, on a tendance à fabuler. Mais ça n'a pas duré longtemps. Aujourd'hui, je sais que la vie est un privilège et je l'apprécie d'autant plus. J'ai compris que vivre est un processus d'évolution, de connaissance et d'apprentissage. Que vivre est aussi un voyage, tout comme la mort.
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Avril 2011
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