Lise Thouin : Sur la pointe du coeur

Chanteuse, comédienne, auteure, Lise Thouin est aussi une figure connue dans le domaine de l'action humanitaire où elle œuvre depuis près de 20 ans. En 1985, au retour d'un voyage en Europe, elle est terrassée par un virus qui la fait basculer « de l'autre côté des choses ». Après un temps d'absence – des secondes, des minutes peut-être –, elle a repris vie. « La vie m'accordait un sursis, une prolongation ». Comme un ange, elle est revenue pour soulager des souffrances, accompagner des enfants malades et apporter de l'apaisement dans le cœur de leurs parents.

Pendant plus de 10 ans, vous avez accompagné des enfants malades, dont la plupart sont décédés. Où avez-vous puisé la force de le faire ?

C'est sûr qu'il faut avoir vécu une expérience très forte, personnelle et impliquante jusqu'au plus profond de son âme pour être capable de le faire. Avant ce qui m'est arrivé en 1985, jamais je n'aurais pu penser une seconde que je pouvais faire une chose pareille puisque la pire des horreurs, c'était de voir un enfant malade ou de le voir mourir. J'étais comme tout le monde : quand je voyais un petit enfant malade et chauve, je détournais les yeux. On a très peur de cette réalité-là. Il a fallu tout ce long chemin de ma vie pour en arriver à accompagner d'amour ces enfants, ces adolescents et leurs parents. Ce qui est arrivé en 1985 est devenu déterminant de tout le reste de mon existence.

De quelle façon ?

À l'adolescence, je m'étais posé des tas de questions sur le sens de la vie et de la mort : est-ce que Dieu existe, est-ce que tout ça a un sens, est-ce qu'on naît et on meurt comme des champignons où est-ce qu'il y a une continuité ? Et puis je suis devenue adulte, j'ai eu une famille, une carrière et j'ai mis ces questions de côté. Quand j'ai vécu une mort clinique, c'est-à-dire que je suis morte un instant et que je suis revenue, ma vision a changé. Je sais maintenant du plus profond de toutes mes cellules que la mort n'existe pas, qu'on continue ailleurs dans un autre espace que moi j'ai appelé « de l'autre côté des choses ». Je me suis dit : « Ah bon, il y a une continuité ! » Alors là, toute la vie prend un sens différent.

Qu'est-ce que ça vous a amené comme questionnement ?

Je me suis demandé pourquoi ça m'est arrivé et, surtout, pourquoi je suis revenue. La réponse m'est arrivée à l'intérieur de moi dès l'hôpital. Cette réponse, c'était « Lise, tu es revenue pour apprendre à aimer ». Et ça m'a paru bien étrange cette réponse. J'aimais mes enfants, mon mari, mon public. Je n'ai pas compris tout de suite. Les circonstances ont fait qu'en 1988 je me suis retrouvée comme bénévole à l'hôpital Ste-Justine principalement auprès d'enfants qui souffraient de cancer, de leucémie ou d'autres maladies potentiellement mortelles. Peu à peu, la vie m'a amenée à accompagner beaucoup d'enfants et à vivre avec eux les dernières semaines de leur vie. Et là, j'ai appris à aimer.

Qu'est-ce que ça veut dire accompagner un enfant vers la mort ?

Ça veut dire aimer suffisamment pour accepter tout ce qui se passe, et ne pas entrer en conflit avec ce qui est en train d'arriver. Un jour, je berçais une petite fille de six mois, la petite Charlie. J'étais en colère : elle souffrait tellement, ses parents ne s'occupaient pas d'elle, elle était condamnée. Je lui ai posé la question : « C'est absurde, depuis que tu es au monde, on te passe de médecin en médecin, de piqûres en ponction lombaire, ta vie est parsemée de souffrance, explique-moi pourquoi tu es venue au monde ». Je l'ai entendue me répondre « tais-toi et berce-moi ». Cette petite fille, qui est décédée quelques jours plus tard, a été le grand maître de sagesse de tous ces accompagnements. On n'a pas à s'impliquer dans leur vie, ce n'est pas notre histoire. On ne doit pas faire de parallèle entre la vie de ceux qu'on accompagne et nous. Ainsi, on peut vraiment aimer.

Que répondez-vous aux parents qui vous confient qu'ils ne savent pas quoi dire à leur enfant qui va mourir ?

Évidemment, ça dépend de l'âge de l'enfant, du climat, de la confiance, du stade de la maladie. Ce que je dirais au parent, c'est « et toi, qu'est-ce que tu penses qu'il va arriver ». Je ne veux pas biaiser la réflexion. C'est pour cela que j'ai écrit Boule de Rêve qui a fait son chemin depuis 1990 et qui est justement une porte pour ce genre de situation. L'histoire de Boule de Rêve est celle d'un petit dauphin à qui il pousse des ailes; quand les ailes sont assez grandes, il retourne chez lui dans sa planète de cristal. Se faire pousser des ailes, ça fait mal, ça rend différent. Les enfants font très bien l'analogie avec ce qui se passe pour eux. Boule de Rêve ne dit pas les mots mort, maladie, cancer ou cercueil. Le livre se connecte avec la réalité du moment. L'enfant qui est sûr de guérir verra dans l'histoire de Boule de Rêve l'histoire de sa guérison.

Les hôpitaux et la médecine en général ont la mission de soigner et de guérir. Comment votre discours est-il perçu dans les hôpitaux ?

Je crois que c'est bien perçu. Boule de Rêve est perçu comme un instrument qui n'impose rien. Ce n'est pas menaçant. J'ai connu une petite fille malade, la petite Chanelle, qui écoutait constamment le CD de Boule de Rêve, et tout son entourage devait l'écouter avec elle. Dieu merci, personne ne l'a amenée à faire le lien avec son histoire. L'histoire la calmait, lui apportait de l'espoir, de la beauté, de la paix. La veille de son départ, elle est venue à l'hôpital pour une transfusion. Elle a dit à sa maman : « tu sais, je vais faire le voyage de Boule de Rêve ». Sans le dire, elle avait compris tout ça. En la berçant, sa maman qui avait écouté 100 fois l'histoire lui a dit, comme la maman du petit dauphin : « Tu peux partir maintenant, je te promets que je viendrai plus tard te rejoindre ». Boule de Rêve est un instrument de tendresse, d'espoir et de joie.

... et de magie ! Vous faites un merveilleux plaidoyer pour que les enfants malades de tout âge puissent vivre de la magie.

Il faut arriver avec de la vie dans une chambre d'hôpital, que ce soit pour un adulte ou un enfant. On se met beau pour aller accompagner, il faut qu'on sente bon. On apporte un pain chaud, des fleurs, des photos, n'importe quoi qui est vivant. Il faut faire de la magie ordinaire. Quand un enfant va se faire faire une 10e ponction lombaire et qu'il hurle, il n'en peut plus, il a besoin de magie. C'est sûr que je parle de ceux qui le font volontairement. Quand c'est notre mari ou notre enfant, on vient à bout de force, à bout de ressource, à bout de vie; c'est pour cela que ceux qui font de l'accompagnement doivent y aller en étant en état de vie. Quand j'étais malade à l'hôpital, certaines personnes me faisaient mourir en venant me voir. Je leur disais : « Rentre chez toi, va te reposer. Ça me fatigue de te voir. »

La mort est déjà tellement taboue. Est-ce que ça choque que vous parliez de la mort des enfants ?

Je crois que j'ai été dans les années 90 la première à en parler publiquement et sereinement à la télévision, la radio, dans des entrevues. Je me dis que c'est mon rôle. Il faut apprivoiser tout simplement le sujet. Ce qui me met en colère, c'est quand j'entends des gens qui ont un ami dont l'enfant ou le mari est en train de mourir, qui disent : « ben moi, je ne suis pas capable, je suis trop sensible, je ne peux pas y aller, c'est trop dur ». Je lui dis : « Vas-y faire un tour ». Plus la maladie se prolonge, malheureusement, moins il y a de monde. Les proches se retrouvent de plus en plus seuls. Si je peux faire un message aux lecteurs, c'est « Allez-y. Allez au-devant ». On n'a pas besoin d'avoir de cours, de donner de grands enseignements, il faut être là, et c'est tout. Il ne faut pas abandonner ceux qui vont à l'hôpital. Les gens souffrent beaucoup d'abandon. On en a peur, on n'en parle pas, ce n'est pas un sujet très intéressant. Mais tout ça, ça nous rejoint.

Qu'avez-vous observé chez les parents des enfants malades ?

J'ai vu tellement de détresse, tellement de fatigue. C'est pour ça qu'on est là, autant pour les parents que pour les enfants. Et parfois, l'enfant dort et c'est aux parents qu'on raconte une histoire, c'est à eux qu'on infuse un peu de vitalité. L'école de l'accompagnement est une grande école parce qu'on ne peut pas se permettre d'être là à moitié, de transporter avec nous nos chagrins, nos misères. À un moment donné, j'accompagnais plusieurs enfants mais, en même temps, je sortais de l'hôpital où mon père était en train de mourir. Jamais personne ne l'a su. Quand on est auprès d'un malade, il a droit à notre présence à 100 %.

Votre père est décédé de la maladie d'Alzheimer. Quels sont les deuils qu'on doit faire avec un proche qui vit cette maladie ?

La première fois que je me suis vraiment aperçue que papa avait l'Alzheimer c'est lorsqu'il m'a écrit une petite lettre qui comptait une dizaine de fautes d'orthographe. Mon père a toujours eu un français impeccable. Je savais au fond de moi que quelque chose ne marchait pas. Là, j'ai compris que le cerveau de papa faisait de drôles de trucs. Et puis après, c'est long, c'est un processus qui est long. Moi je suis une colleuse, alors je le collais pareil. Je lui disais « me reconnais-tu papa ». Il me répondait « il me semble que tu me dis quelque chose ».

Il y a un passage touchant dans votre livre quand vous racontez que, même quand il était très malade et qu'il vous reconnaissait à peine, vous lui demandiez conseil.

Ça, c'est un point important qui me ramène à l'accompagnement. J'ai souvent demandé à des enfants ou à des adolescents qui étaient vraiment seuls, très malades, de m'aider à quelque chose, de me donner un avis sur quelque chose. C'est beau de recevoir tout le temps, mais il faut aussi leur fournir l'occasion de donner. À l'hôpital, il y avait une jeune fille adolescente, Nathalie, qui était dans un état épouvantable et qui avait tenté de se suicider. Comme elle adorait les bébés, on lui en a apporté un pour qu'elle le berce. Nathalie s'est sentie utile pendant 20 minutes.

Vous êtes allée à beaucoup de funérailles, celles de proches et celles d'enfants que vous avez accompagnés. Quelle importance accordez-vous à ces célébrations ?

C'est très très important. Quand j'ai réalisé à quel point c'est important, j'ai travaillé à contrôler mes peurs des salons funéraires et des cercueils. C'est tellement fondamental de prendre le temps de saluer quelqu'un qui meurt. On n'a plus de rites, on n'a plus rien de sacré ! C'est très important de faire la plus belle cérémonie possible, une cérémonie qui ressemble à la personne décédée. Il faut que ça soit beau, il faut prendre le temps de la préparer. C'est tout ce qui reste après.

Votre livre a été mis en nomination par l'UNESCO, il a été traduit en italien, il le sera bientôt en espagnol, il a été remis au Dalaï-Lama, vous faites des conférences à côté de Patch Adams. De quel accomplissement êtes-vous la plus fière ?

J'ai fait du mieux que j'ai pu dans chacune des parties de ma vie. Je suis contente que ce que j'ai pu faire dans les 20 dernières années ait pu vraiment servir. Pour moi, c'est ce qui est le plus important. Ma carrière allait drôlement bien. Si la vie ne m'avait pas orientée autrement, j'aurais pu continuer, faire des séries, faire des films. Sûrement que je regarderais ma vie en disant : « et après ? Tu as rendu des gens contents, tu les as distraits, tu les as émus peut-être, et après ? » Maintenant, je sais que je les ai aidés. Mais je sais qu'il y a tellement plus à faire.

Quels sont vos projets ?

Je voudrais faire une maison Boule de Rêve, une maison d'accompagnement qui ait cette pensée, cette philosophie : une ouverture du cœur, une douceur, une tendresse. Une beauté, aussi. Je pense que la beauté et l'art sont un véhicule extraordinaire qui nous amène à notre âme, à notre coeur. Je voudrais faire des maisons Boule de Rêve ici et ailleurs dans le monde.

J'aimerais bien faire une petite différence, amener un autre mouvement, qui n'est pas un mouvement religieux, qui est ouvert à tous. À partir du moment où les médecins disent qu'il n'y a plus rien à faire, nous, on peut faire tout le reste, permettre aux mourants de s'approprier leur mort. Je crois que c'est un droit fondamental que de mourir avec amour, entouré de paix, de joie, de compassion.

Vous avez fêté 20 ans de renaissance cet été. Avec quelles pensées avez-vous vécu cet anniversaire ?

Pour moi, cet anniversaire a toujours été spécial. À 10 ans comme à 20 ans, il est annonciateur d'autres directions. Je suis au seuil d'autre chose. De quelle façon ça se passera, je n'en sais rien. Je me suis aperçue que ma parenté, ce sont les êtres souffrants. Je sais comprendre, je sais que je peux aider. Je resterai toujours dans ce domaine de l'amour humain, puisque c'est ma direction.

Pour en apprendre plus sur la Fondation Boule de Rêve ou pour faire un don : www.bouledereve.org.

Entrevue et texte : France Denis
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Automne
 2005

La Fondation communautaire du grand Québec - Un dernier cadeau