Jean-Luc Mongrain n'a jamais eu peur d'aborder la mort de front. Après avoir réuni plusieurs invités autour de ce thème à Commissions Mongrain, sur les ondes de Télé-Québec en 1997, le populaire animateur couvert de trophées en a remis en 1998 en produisant et en scénarisant une série intitulée Coroner. Aujourd'hui, bien malgré lui, il peut rarement livrer son bulletin de nouvelles quotidien au Grand Journal de TQS sans qu'on doive faire le décompte des morts.
À votre émission Les commissions Mongrain, vous avez réuni un panel de discussion pour parler de la mort. Pourquoi cet intérêt pour ce sujet?
Je voulais confronter les téléspectateurs, voir combien de gens écouteraient une émission comme celle-là. Je l'ai fait pour qu'il y ait une agora, une place publique, un forum pour que nous puissions échanger sur ces questions et amener les gens à s'interroger sur notre fin.
J'ai aussi voulu savoir comment on vit avec les rituels de la mort. Il n'y a pas longtemps, nos grands-parents mouraient et étaient exposés à la maison. Aujourd'hui, 87 pour cent des gens meurent à l'hôpital. Moi, il me semble que j'aimerais mieux mourir dans un milieu que je connais. Mais non, le système s'en occupe...
Je crois que dans ces réflexions-là, il y a moyen d'en faire un échange serein. Je sais qu'il y a des gens qui ne veulent même pas entendre ce mot-là. Ceux qui ne veulent pas en entendre parler, je crois que c'est parce qu'ils sont inconfortables avec leur vie, pas avec leur mort.
Vous avez assisté aux funérailles d'un de vos proches récemment et vous déploriez qu'on laisse peu de place aux rituels.
Il y en avait très peu, effectivement. On avait réduit ça à sa plus simple expression. Pour moi, ça révèle que les gens composent mal avec la mort.
Je pense que c'est un tort, parce que ça fait partie du processus de deuil. C'est important de voir le corps, il me semble. Pour s'en convaincre, il faut parler avec des gens qui ont perdu un fils à la guerre et qui n'ont reçu qu'une lettre ou la visite d'un commandant pour se faire dire que c'est fini.
Il faut voir aussi tous ceux qui ont perdu des proches au World Trade Center et qui sont toujours là à douter. Encore la semaine dernière, j'étais à Ground Zero et il y a des gens qui attendent encore en espérant que, non, leur proche n'était peut-être pas vraiment mort. Ils n'ont donc pas fait le deuil parce qu'ils n'ont pas vu le corps.
Les rituels dans un lieu d'exposition, c'est à ça que ça sert.
Pourquoi croyez-vous que des gens expédient les rites de la mort?
Parce que ça amène une introspection difficile, je pense. On a perdu un peu le sens du sacré. Ce n'est pas mauvais qu'il y ait une désacralisation. Tout n'a pas à être sacré. Mais quand même. On a laïcisé à ce point notre société qu'on a perdu même cela.
Je pense qu'on vit mal avec la mort parce qu'on veut la repousser. On a tout enlevé dans notre société ce qui était improductif. On ne vit plus avec nos aînés, on les place. On ne vit plus avec nos handicapés, on les place. On ne vit plus avec nos enfants qui ne sont pas dans la norme...
Dans la vie, on a décroché de la mort. On a sorti la mort de notre vie. Parce que ça dérange; parce que ça interroge. Parce que ça pose la question de la limite, ça pose la question de l'après-vie. Et ça, c'est dérangeant. Ça demande une certaine introspection, un certain regard sur soi et sur les autres.
Il y a une quinzaine d'années, vous vous êtes beaucoup intéressé à la vente itinérante d'arrangements funéraires préalables. Certains disent même que votre acharnement sur cette question a favorisé l'adoption de la loi qu'on connaît actuellement et qui a contribué à éliminer les abus. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce sujet?
Parce que je trouve que l'exploitation des gens dans ce qu'ils ont de plus intime est encore plus inacceptable que l'exploitation d'un consommateur pour un régime alimentaire, une fontaine de jouvence, par exemple.
On a abusé de la candeur des gens, de leur naïveté, de leur peur de déranger. Car on entend souvent des personnes âgées dire qu'ils ne veulent pas causer de soucis à leurs enfants ou leurs petits-enfants. Et là, que des requins qui se présentent à la porte viennent leur faire accroire toutes sortes de choses, ça me paraissait inacceptable. Si quelqu'un veut avoir des arrangements préalables, il n'a pas besoin que quelqu'un le sollicite de porte-à-porte. Il n'a qu'à téléphoner à une entreprise et régler ça avec elle. Autrement dit, les solliciteurs venaient combler un faux besoin.
Que pensez-vous du secteur des services funéraires?
C'est une industrie qui a très bien réussi à s'adapter à nos réalités. J'ai beaucoup de respect pour les gens de l'industrie funéraire. D'abord parce qu'ils sont venus en relève de notre incapacité de gérer la fin de nos proches. Et la plupart le font avec beaucoup de dignité, beaucoup de respect. Ce sont des gens importants dans une société. Ce sont des gens à qui on ne pense pas, mais ils sont importants.
Moi, je déplore qu'il n'y ait plus d'exposition de corps. Personnellement, je trouve ça beau. Je trouve beau qu'il y ait une occasion, une opportunité de réunir des gens autour d'un défunt. C'est un geste social. On est souvent seul, on meurt seul, mais les rituels sont des gestes collectifs. Il y a dans la perte de la vie d'un individu une semence de solidarité et de cohésion dans une collectivité. Les funérailles constituent un geste communautaire important.
Ce n'est pas par orgueil ni pour dire qu'une telle personne aurait mérité de vraies funérailles, mais c'est qu'il doit y avoir, à mon avis, une prise de conscience des gens en rapport avec les rituels du deuil.
Moi je ne pleure pas quand les gens meurent. Je n'ai jamais versé une larme ni pour mon père ni pour ma mère. Je ne verserais pas de larme pour mon fils ou pour ma fille, s'ils devaient mourir. Si je pleure au décès de quelqu'un, c'est pour la perte de leur présence, c'est parce que je réalise que je ne pourrai plus jamais profiter de l'existence de cette personne-là dans la vie. Mais je n'ai jamais de peine pour les gens que j'aime.
Quand j'y pense, j'ai la nostalgie des gens que j'ai aimés. Ma mère, j'aurais aimé lui raconter un de mes succès. Mon père, j'aurais aimé qu'il sache que j'ai réussi dans ma vie. Mais ce n'est qu'en fonction de moi. Je n'ai pas de peine pour mon père. Je sais qu'il est mieux qu'il était. Les gens sont ailleurs. Dans un autre état. Que je ne connais pas. Point.
Votre conjointe, Lynda, a reçu un diagnostic de cancer il y a quelques années. Vous avez déjà dit que c'était la pire journée de votre vie. Comment avez-vous appris la nouvelle?
J'étais en ondes en train de faire mon émission. Je savais que mon épouse avait un rendez-vous chez un oto-rhino-laryngologiste parce qu'elle avait mal à une oreille. Et là, je l'ai vue revenir en studio. Moi, je me demandais ce qu'elle faisait là. Je me disais que ç'avait dû bien aller puisqu'elle était de retour plus tôt que prévu. Et quand l'émission a pris fin, elle m'a annoncé qu'elle avait un cancer. Notre vie a chaviré.
Mais immédiatement, c'est dans ma nature, je me suis mis au combat.
J'ai énormément de déni dans ma vie. Il y a beaucoup de choses que je n'accepte pas. Pour moi la mort est un scandale. C'est pour ça que si je ne pleure pas pour ces gens-là, c'est parce que c'est scandaleux pour moi. J'aurai à négocier avec la perte d'un être cher.
Alors, on a pris nos affaires en mains et on s'est dit qu'on allait mener la bataille. Et j'ai dit à Lynda que je n'étais qu'un accompagnant là-dedans; que je ne pouvais pas livrer le combat pour elle. Parce que c'est elle qui faisait face à la mort. C'est elle qui devait mener le combat. C'est elle qui survivrait ou pas.
D'aucuns pourront dire que j'ai été bête de lui dire ça. À mon avis, non. Il faut que les gens sachent se redresser quand il faut mener un combat. Les autres ne peuvent que les accompagner. C'est l'amour ça. Ce n'est pas aimer les gens que de leur dire « je vais en prendre un morceau ». Je ne suis pas capable. Je vais faire le reste. Je vais tout faire ce que je peux.
Et c'est comme ça qu'on a mené ce projet-là. Parce que se battre contre le cancer, c'est un projet de vie. Cette maladie-là sculpte ton environnement. Les gens autour savent que ta façon d'être au monde a changé. Tout est changé. Et pas nécessairement pour le pire.
On relativise des choses. Certaines deviennent moins importantes. On s'aperçoit qu'on était devenu esclave du tourbillon de la vie, qu'on peut prendre des distances envers certaines choses, qu'on peut apprécier davantage ce que l'on fait.
Il y a une spiritualité dans la souffrance et dans la mort. On découvre une capacité d'élévation que peu de gens soupçonnent. Ça impose une élévation, une distanciation à tout le moins, pour arriver à dire que je ne suis pas une maladie. Je suis atteint de quelque chose. Je ne suis pas un cancer. J'ai un cancer.
Et on apprend que dans « cancer », il n'y a pas nécessairement la « mort ». Et c'est certain qu'on peut le surmonter.
C'est ce qu'on a décidé de faire. Et j'ai découvert une femme d'une force exceptionnelle. admirable, que j'aime davantage. Davantage parce qu'on a appris là-dedans qu'il y a d'autres façons d'aimer. On a une blonde, un chum, mais à travers des expériences comme celle-là, on découvre des facettes insoupçonnées. Quand tu séduis une femme, tu ne penses pas à sa capacité un jour de surmonter un cancer.
Et comment va-t-elle maintenant?
Très bien! Le cancer n'existe plus.
En quoi vos études en théologie vous servent-elles dans votre travail de communicateur?
À beaucoup de choses. Premièrement, en théologie, ce qui est extraordinaire, c'est que l'objet de la science, Dieu, n'est pas sur la planche de dissection comme en biologie. Tu ne peux pas disséquer l'objet de ta science. Cependant, ton laboratoire, c'est l'être humain. C'est là que tu apprends que l'essence même d'un être humain dans une société, c'est son questionnement à savoir qui il est, d'où il vient et où il va. Ça n'a rien à voir avec la religion, c'est seulement la question initiale la plus profonde et la plus fondamentale de l'être humain.
Dans une société qui s'organise, même si elle n'a aucune valeur religieuse, il y a ça, il y a une sociologie, une histoire, une culture, une quête de sens, il y a une volonté d'être bien, de chercher le mieux. Il y a cependant des échecs, les accrocs, le mal, l'exploitation...
Pour moi, c'a été une grille d'analyse extraordinaire qui, au moment où j'aborde un problème ou une question sociale aujourd'hui, m'aide énormément à relativiser les choses, à les mettre en perspective et à comprendre comment ça fonctionne.
Deuxièmement, il y a le volet qui traite de l'histoire de l'Église. C'est à dire le fonctionnement d'une organisation menée par des hommes au nom d'une idéologie, d'une foi, d'une croyance ou d'un projet.
Ça, c'est très près d'une organisation politique. C'est très hiérarchisé et ça fonctionne avec des hommes. La dynamique appartient au pouvoir, à l'élite, à des décideurs et répond à des règles, à des normes. Donc, c'est très proche du politique. Et cette organisation politique nous amène dans son projet, dans son clan. Les gens qui adhèrent à cette cause vont la vendre différemment selon leur position, leur stratégie dans la hiérarchie du pouvoir. On change les noms, mais les comportements restent les mêmes; la dynamique est semblable.
Avec cette grille d'analyse, quelles sont vos croyances sur l'après-vie?
C'est difficile de se dissocier de ce que nous sommes sociologiquement et culturellement. On s'est fait rapidement imposer une image de l'après-vie qui rassure. Et dans la foi de la culture québécoise des années cinquante, on m'a présenté une image qui convenait à une imagerie puérile et naïve de ce que c'était pour l'époque, évidemment. Certaines de ces images me reviennent aujourd'hui comme des images de bandes dessinées.
Il y a cependant lié à cela, la possibilité que j'appartienne à une communauté. Une communauté de terrain ou de foi mais une communauté qui projette au-delà de la fin de notre vie une participation spirituelle.
Personnellement, dans le fait de ne pas avoir de preuves, je trouve toute l'assurance de ma liberté, l'exercice de ma liberté. La foi n'est pas quelque chose qui se prouve, mais bien quelque chose qui s'éprouve. Dans cette mesure, de ne pas avoir de réponse est pour moi une grande liberté.
Entrevue et texte : France Denis
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Automne 2003