Alors que la dispersion des cendres a la cote, Denis Bouchard, lui, s’en désole. Il se questionne sur les volontés de ceux qui partent quand ceux qui restent s’en trouvent lésés. Sujet délicat qu’il ose aborder, comme il le fait d’ailleurs pour la religion. L’intensité de son propos ne laisse personne indifférent. Surtout quand il confie que, dans la mort, son plus grand désespoir sera de ne plus revoir son fils Léo. À cette seule idée, ses yeux se voilent et les mots s’éteignent... Quand la perte nous désarçonne, elle peut également nous rendre sans voix.
Vous étiez présent lors du dernier congrès de la Fédération des coopératives funéraires du Québec. Qu’avez-vous appris sur nous ?
Premièrement, que vous existiez. J’avais déjà entendu parler de vous, mais je ne comprenais pas trop pourquoi on voudrait devenir membre d’une coopérative funéraire. Qui vous étiez et ce que vous faisiez, ce n’était pas clair pour moi. Donc, je ne savais pas trop exactement à quoi m’attendre quand j’ai accepté de donner une conférence. Mais comme je suis quelqu’un de curieux, j’y suis resté deux jours. Ça m’a permis de parler avec les gens, de rencontrer les exposants et j’ai appris à vous connaître un peu plus.
Ce qui m’a le plus impressionné a été d’apprendre qu’il y avait, au Québec, des multinationales américaines, et qu’elles avaient tenté dans les années 90 de s’approprier le marché funéraire québécois. Ça ne m’était jamais passé à l’esprit qu’on pouvait s’occuper de nos morts dans une entreprise qui n’était pas de chez nous. Savoir que vous avez joué un rôle dans la sauvegarde de notre patrimoine funéraire, ça, je n’en suis pas revenu !
Je pense que votre réseau devrait être plus connu, et pas juste par des gens qui sont près de la mort. Même les plus jeunes gagneraient à vous connaître. C’est important d’en parler. D’ailleurs, ça m’a permis d’apprendre que ma mère était membre d’une coopérative funéraire. Je ne le savais même pas.
Est-ce que le milieu des coopératives est quelque chose qui vous rejoint dans votre quotidien ?
J’ai toujours été proche de ça. Je fais partie des Caisses Desjardins depuis toujours, et papa avait fondé une coopérative d’aliments naturels quand il était jeune. Il croyait beaucoup à ce système-là. C’est une belle façon de fonctionner où tous les gens sont à la fois propriétaires et clients. C’est du socialisme à la québécoise dans son bon sens.
Votre père est mort subitement d’un AVC en 2003. Comment avez-vous vécu son décès ?
J’étais à Londres à ce moment-là. Lorsque je suis arrivé, il n’y avait plus grand-chose à faire pour le sauver. De concert avec la neurologue, nous avons décidé de le débrancher. Ça s’est fait assez rapidement. On savait qu’il ne reviendrait pas ou qu’il serait lourdement handicapé s’il sortait du coma. Je pense qu’on a pris la bonne décision. Ça n’aurait pas été une vie pour lui...
Tout a été si vite. Je n’ai pas vraiment eu le temps de réfléchir à ce qui se passait. J’étais surtout dans l’action, dans le « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ». Un vrai tourbillon. Je n’étais pas du tout dans la prise de conscience de son départ. C’est ressorti par la suite, beaucoup plus tard, lors d’une peine d’amour. Les peines d’amour et la mort, ça prend son pli sur le même support. Ça fait qu’il y a des choses que j’ai vécues dans ma peine d’amour qui dataient du deuil de mon père que je n’avais pas fait.
J’ai un ami qui, à la mort de sa mère, a téléphoné chez elle. Quand il a réalisé que ça ne répondait pas, c’est là qu’il a pris conscience qu’elle était vraiment morte, car normalement elle aurait répondu. Ça lui prenait une preuve.
Je pense qu’on n’est jamais vraiment prêt à vivre un deuil. Pour moi, mon père était éternel. À son décès, j’ai enterré la perspective qu’il ne soit plus là. Mais je constate aujourd’hui qu’il a tellement été là que, paradoxalement, il est encore là. Il a laissé une trace profonde et je lui parle régulièrement.
À ma grande surprise, c’est un peu tout ça qui a donné naissance à ma pièce « Le dernier sacrement ». Quand je la relis, il m’arrive de me demander si c’est moi qui l’ai écrite. J’étais très connecté entre le deuil de mon père, ma peine d’amour et la mort du personnage principal qui est en fin de vie. Ce fut extrêmement long et laborieux à écrire. Mais en même temps, j’étais comme sur une sorte de « point G » de l’émotion.
Quand l’épreuve frappe de plein fouet, quels sont vos outils pour vous en sortir ?
Je suis en psychanalyse à vie, alors je parle, je dis les choses. J’ai été élevé comme ça : ce qui ne s’exprime pas s’imprime. Je n’ai pas de difficulté à dire comment je me sens. C’est mon réflexe principal de parler, que ce soit avec un psy, ma blonde ou des amis. Si tu ne le fais pas, ça pourrit par en dedans et ça se retourne contre toi. Ce n’est pas bon de s’en aller seul dans son coin. Quand tu en parles aux autres, c’est ton intérieur qui se manifeste, et c’est dans ce même intérieur que tu vas trouver la force d’avancer.
Les cendres de votre père ont été dispersées aux Îles-de-la-Madeleine. Était-ce à sa demande ?
Oui, c’est lui qui l’a demandé, mais je ne suis pas du tout d’accord avec ça. C’était sa volonté, et on était tellement occupé avec tout le reste que je n’ai pas eu le temps de réfléchir concrètement à ce que ça voulait dire. J’avais d’autres problèmes à régler.
Je n’aime pas le fait qu’il n’y ait pas de lieu de recueillement. Mon père n’est nulle part, il est éparpillé aux quatre vents. C’est comme s’il n’avait pas existé. J’aurais aimé qu’il soit à un endroit précis. Ou du moins qu’il y ait un arbre, n’importe quoi, mais pas un coup de vent.
On aurait pu mettre l’urne quelque part et prendre une couple d’années pour y penser. De mémoire, il n’a pas dit qu’il fallait que ses cendres soient dispersées avant telle date. On aurait dû prendre notre temps. Attendre le plus longtemps possible. Il n’y a pas de date de péremption. D’ailleurs, maman n’a pas dispersé ses cendres tout de suite après son décès. Je ne me souviens plus trop quand exactement... Ça demeure tout de même des périodes de grands bouleversements.
Auriez-vous été à l’encontre de ses volontés ?
Aujourd’hui, avec le recul, je pense que je lui parlerais. Je lui dirais : Regarde, c’est moi qui reste. Toi, t’as peut-être plus besoin de moi, mais moi j’ai besoin de toi. J’ai besoin que tu sois quelque part. Tu ne peux pas juste être un courant d’air. Mon père n’est pas un courant d’air.
J’aurais pu planter un arbre et me dire : Voilà, c’est papa. Mais quand même, mon grand-père est au cimetière Côte-des-Neiges et ça m’arrive à l’occasion d’aller voir sa pierre tombale. Peut-être que mon fils aussi aurait aimé ça aller voir son grand-père.
Honnêtement, quand t’es plus là, t’es plus là. Ça a beau être tes volontés, il me semble que ceux qui survivent devraient avoir un droit de veto sur ce que le mort a décidé. J’ai tendance à penser que les funérailles, et tout ce qui vient avec, sont pour ceux qui restent. Dans la logique des choses, il faut aussi respecter leurs besoins, ou du moins en discuter.
Vous avez eu vos conflits avec votre père, et vous dites que la mort ne règle pas les conflits. Est-ce plus dur de vivre un deuil en sachant qu’il y a des conflits qui ne seront jamais réglés ?
Pas du tout. C’est sûr qu’idéalement tu voudrais avoir tout réglé avant. Mais la vie n’est pas toujours faite comme ça. C’est injuste la vie. Alors, il faut accepter qu’il y ait parfois des conflits qui ne se règleront jamais. Ça reste en suspens et c’est à toi de vivre avec. Comme le reste.
Vous avez lu dans une revue que les gens qui ont la foi meurent en paix. Qu’en dites-vous ?
Sur le coup, je me suis dit que c’était mal parti pour moi. Ça fait des années que je réfléchis à ça. Pour avoir parlé avec plusieurs personnes qui travaillent aux soins palliatifs, je peux dire maintenant que cette phrase-là n’est pas vraie. Ce ne sont pas les gens qui ont la foi qui partent en paix, ce sont ceux qui ont fait la paix avec leur vie et leur mort. Ceux qui n’ont pas fait la paix, peu importe la foi, n’ont pas de fin harmonieuse.
Pensez-vous que votre père est parti en paix ?
Je ne le sais pas et je ne le saurai jamais. Papa n’était pas croyant. Il a fait un AVC et, quand je suis allé le voir, il était dans le coma. Le seul contact que j’avais avec lui passait par sa main. Quand je lui prenais la main, il la serrait très très fort. L’infirmière me disait : « Parlez-lui, il entre en communication avec vous. » Il devait reconnaître le son de ma voix et se rattacher à quelque chose qu’il connaissait. Mais je ne comprenais pas trop ce qu’il essayait de me dire. Je pense surtout qu’il avait peur. Peut-être pas de la mort, mais de ce qu’il était en train de vivre. Il était dans un univers inconnu et ne savait pas ce qui se passait. C’est mon interprétation, elle vaut ce qu’elle vaut.
Qu’avez-vous de votre père qui est resté vivant en vous ?
Sa curiosité et l’amour de son peuple qu’il avait à coeur. Il m’a transmis cette fierté que je transmets à mon fils également.
Votre pièce, Le dernier sacrement, parle de la mort, mais surtout de la foi. D’où vous vient ce grand intérêt pour la religion ?
Ça remonte à il y a longtemps. Il faut dire qu’au départ j’ai étudié chez les Sulpiciens et que j’ai eu une éducation catholique. Je ne me tanne pas de lire là-dessus. Présentement, je suis en train de lire un livre qui parle des principaux personnages de la Bible. Au départ, toutes ces histoires-là ont été écrites soit en hébreu, soit en grec, par des personnes qui n’ont pas connu Jésus ni les autres prophètes. Ensuite, elles ont été traduites en latin par des moines copistes qui travaillaient à la chandelle. On pourrait donc supposer qu’au fil du temps, il y a eu des altérations. La vraie histoire n’a sans doute pas grand-chose à voir avec ce qu’on s’est fait raconter depuis. Moi, c’est l’histoire véritable à la base des religions qui m’a toujours intéressé. J’aime ça poser des questions, mais je n’aime pas les réponses toutes faites. D’où ça vient les religions ? Pourquoi les humains croient ? Pourquoi est-ce si important de croire et qu’advient-il quand tu ne crois plus ?
Avez-vous des réponses ?
Oui et non. Les religions sont basées sur des réflexions de philosophes et de prophètes qui ont énormément réfléchi et qui étaient dotés d’un esprit de synthèse hors du commun. Mais une des raisons d’être des religions, c’est d’essayer de donner un sens à ce qui n’en a pas, à ce qu’on ne sait pas. Je pense que la foi donne beaucoup d’espoir. Ça rassure de se dire qu’il y a une vie après la mort. Mais on ne sait pas ce qui se passe après la mort. Personne n’est revenu.
J’essaie de comprendre la différence entre les prophètes, que j’admire énormément, et les religions, qui sont des institutions sociales créées pour garder un certain pouvoir sur les fidèles croyants. La différence entre les deux, c’est ça qui m’interpelle. Si on avait écouté l’enseignement de Jésus qui dit : Ne fais pas à ton prochain ce que tu ne veux pas qu’il te fasse, on n’aurait probablement pas eu de guerres.
Êtes-vous croyant ?
Non, mais je ne suis pas athée, je suis agnostique, c’est-à-dire que je ne peux pas prouver que Dieu existe ou qu’il n’existe pas. Je suis quelqu’un qui doute, et je suis porté à croire que Dieu est plus un état qu’un être, un état qui est la somme de l’incroyable complexité de cette nature. Et que cette formidable création est sans doute un accident. Un accident remarquable, parce que ça semble être infini. C’est difficile pour nous de s’imaginer et de comprendre l’infini.
Dans le même sens, je ne sais pas si l’au-delà existe, mais je ne vois pas pourquoi il existerait. C’est déjà infini ici. Pourquoi y aurait-il autre chose après ? Ce que nous sommes ne nous survit pas. Quand je vais mourir, ça ne va rien changer. Il n’y a pas un oiseau qui va arrêter de chanter parce que je meurs. Nos vies sont comme de belles sculptures de sable sur le bord de la mer; à un moment donné, elles se font toutes laver.
Par contre, ce qu’on transmet demeure et devient comme un fil conducteur. Quand je pense à mon père, il continue d’exister dans la perception que j’ai de lui, une perception qui peut toutefois changer. Je ne crois pas qu’il soit dans l’au-delà à m’attendre. Je crois par contre qu’il vivra tant et aussi longtemps que je penserai à lui. Il vivra moins dans les yeux de mon fils, parce que mon fils l’a moins connu. C’est ainsi que l’on s’éteint.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser aux soins palliatifs ?
Quand j’ai commencé à écrire ma pièce, je ne savais pas trop où ça me mènerait. Et, tranquillement pas vite, le personnage principal est confronté à sa fin de vie. En parlant avec des amis, on m’a suggéré d’aller voir un centre de soins palliatifs. On m’a mis en contact avec l’unité de soins palliatifs du CHUM et La Source bleue. Ils ont été tellement extraordinaires avec moi ! J’ai eu la possibilité de parler avec des bénévoles, des infirmières, des docteurs, et même des patients en fin de vie. Il y a plusieurs phrases excessivement drôles qui m’ont été transmises par ces gens-là : Merci pour vos chocolats Monsieur Bouchard, mais je ne vais pas tous les manger, car je ne rentrerai plus dans mon urne. Je suis tombé en amour avec les patients et leurs familles que j’ai eu le privilège de rencontrer. Il y avait une telle dignité, tout le contraire de ce que je pensais. Je pensais que c’était des mouroirs et j’avais peur d’aller là. Mais j’ai été fasciné par ce que j’ai vu.
D’ailleurs, ma pièce est dédiée à madame L’Heureux qui me disait : Ce n’est pas dur pour moi, c’est dur pour mes enfants. Moi, je suis prête à partir, mais eux ne le prennent pas. Elle n’avait pas peur de mourir...
Pensez-vous à votre mort parfois ?
J’ai un fils de 17 ans qu’il faut que je mène à bon port. Non, je ne pense pas à ma mort. Mais je sais que lorsqu’elle arrivera, je veux un party. S’il reste de bonnes bouteilles dans la cave à vin, ce sera le temps de les vider. La meilleure réponse à la mort, c’est encore la vie. Et il faut célébrer la vie de ceux qui restent. Il demeure quand même que je vais prendre le temps d’en jaser avec mon fils.
Si vous aviez à choisir comment mourir, quelle mort choisiriez-vous ?
Plusieurs personnes veulent mourir rapidement. Pas moi. Il y a tellement de moyens aujourd’hui de ne plus souffrir ! Aux soins palliatifs, j’ai vu des gens en phase terminale qui pouvaient quand même partir doucement. Je ne veux pas partir comme mon père. J’aimerais ça avoir le temps de dire bonjour à tout le monde. Avoir des discussions, faire des bilans. Regarder ce que j’ai fait de bien... et de moins bien.
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Automne 2019