Alors qu’il vient tout juste de fêter ses 40 ans, David Goudreault a déjà une longue feuille de route en tant que romancier, poète et travailleur social. Ses œuvres fascinent, particulièrement ses écrits. Mais au-delà des prix qu’il remporte, David a un don : il s’intéresse à l’humanité. À cette humanité blessée, celle qu’il est facile d’oublier. Avec douceur et générosité, il sait les mots et les silences. Ceux qui aident à se relever… ceux qui donnent un sens à la souffrance… et ceux qui nous rapprochent de notre propre humanité.
Dans vos écrits, la mort revient souvent. D’où vous vient cette fascination ?
Je ne dirais pas que c’est une fascination dans le sens obsessif ou morbide du terme, mais c’est clair qu’il y a un grand intérêt. J’ai perdu plusieurs amis de façon tragique : suicide, cancer du sein, accident… Il y a aussi mon grand-père, ma grand-mère, ma tante… Donc, j’ai vraiment beaucoup de morts significatifs dans mon entourage et cette réalité me pousse vers la vie. J’ai l’impression que ces personnes ont laissé des choses en moi que leur mort fait grandir. Les gens qu’on fréquente nous influencent, mais les gens qu’on a fréquentés et qui sont décédés nous influencent aussi, différemment, parce qu’on veut garder quelque chose d’eux de façon plus consciente.
D’un point de vue spirituel, je suis plutôt croyant, mais à intensité variable dans le temps. Parfois, je crois vraiment qu’il y a quelque chose qui me dépasse, et d’autres fois, je flirte avec l’athéisme. Je ne sais pas exactement en quoi je crois, et je ne tiens pas à essayer de le définir tant que ça. Mais il y a quand même quelque chose de spirituel qui m’habite. Et dans mes croyances, je visualise une table ronde où mes morts me conseillent et veillent sur moi. Je pense beaucoup à eux, ils sont très présents. D’une certaine façon, j’ai trouvé une manière de les garder près de moi et de chérir leur souvenir. Comme j’ai une bonne mémoire, leur souvenir est assez vivant pour qu’ils puissent vivre à travers moi et mes œuvres.
Pouvez-vous dire si le temps, à lui seul, suffit à faire le deuil d’un être cher ?
Il y a une expression de sagesse populaire qui dit « Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui ». Mon expérience professionnelle et personnelle m’amène à dire qu’il faut poser des actions dans le temps pour que le deuil soit possible. On ne peut pas, en une semaine, faire tous les rituels possibles pour s’en débarrasser. Si tu vas trop vite, il y a quelque chose qui ne sera pas vécu et tu vas y retourner de toute façon. Chacun doit voir ce qui est efficace pour lui et respecter son rythme.
Ce n’est pas parce que ton employeur te donne cinq jours de congé pour la mort de ton conjoint qu’au bout de six jours tu devrais aller mieux. Ce n’est pas parce que les livres disent qu’un deuil normal dure un an que tu n’as pas le droit de souffrir après trois ans. Il faut faire attention à la pression sociale, aux chemins balisés. Il y a tellement de facteurs qui entrent en ligne de compte que c’est dangereux de chercher des réponses formelles. Quand on sait que, par définition, la perte associée au deuil est réelle et permanente, l’idée n’est pas de passer au travers, passer à autre chose ou se réinvestir ailleurs. Il y a des jours où on avance et d’autres où on recule. Il faut accepter l’ambiguïté.
Dans un esprit de bienveillance, il arrive que l’entourage demande à la personne endeuillée d’être forte, de tourner la page. Que fait-on dans ces cas-là ?
Quand nous disons à quelqu’un qu’il est fort parce qu’il ne se plaint pas, nous lui laissons entendre que s’il se plaint, il est faible. Le jour où il sera dans une souffrance insoutenable, il n’ira pas chercher d’aide. Dire sa souffrance n’est pas une marque de faiblesse, aller chercher de l’aide n’est pas un manque d’autonomie. Être fort, c’est être en mesure d’aller chercher la bonne aide au bon moment pour que le cheminement de deuil puisse se faire.
L’envie de mourir et de rejoindre l’autre peut traverser l’esprit d’un endeuillé. À partir de quand faut-il s’inquiéter ?
Avoir envie de mourir peut traverser l’esprit de pratiquement tout le monde. Et quand on est en deuil, c’est encore plus normal. Si l’idée perdure et prend de plus en plus de place, il faut s’inquiéter. Surtout si la personne connaît le moyen, le lieu et le moment pour passer à l’acte. Là, il faut vraiment être en mode ressources professionnelles et services de secours en appelant 866-APPELLE ou le centre de prévention du suicide de sa région.
Dans votre demeure, vous avez une toile où il est inscrit « La mort nous observe, elle ne nous regarde pas ». Ces paroles sont tirées d’un de vos recueils de poésie. Pouvez-vous nous en expliquer le sens ?
C’est une réflexion que j’ai eue il y a plusieurs années et ça résume assez bien mon rapport à la mort. La mort nous observe, elle est toujours présente ; éventuellement, elle va s’abattre sur nous ou nous prendre par la main, tout dépendamment de notre rapport à la mort. Il y en a pour qui ce sera un soulagement, et d’autres pour qui ce sera une grande source d’anxiété. La mort est là, c’est une fatalité, mais elle ne nous regarde pas parce que nous sommes encore du côté des vivants. L’idée n’est pas de nier son existence, mais de reconnaître qu’elle viendra nous chercher éventuellement. Je crois que vivre pleinement est une bonne façon de se préparer à la mort. Comme ça, on aura moins de regrets l’heure venue.
Vous avez de jeunes enfants. Vous arrive-t-il de parler de la mort avec eux ?
On a eu un poisson qui est décédé il y a quelques années. Ma fille est très curieuse et ça l’a vraiment préoccupée. On en a beaucoup parlé. Spontanément, dans son désir de faire vivre son poisson, elle en est venue à croire à la vie après la mort, à une autre réalité. On peut voir quelque chose de puéril dans cette croyance, on peut aussi voir qu’une sorte d’instinct nous mène vers autre chose. C’est vraiment une question de point de vue et je n’ai pas envie de trancher. Mais je trouvais intéressant que, d’elle-même, sans qu’on lui propose, elle soit allée sur un autre plan, dans une autre dimension. Comme je n’ai pas de conviction à ce niveau-là, je n’ai pas essayé d’en imposer à mes enfants. Ils sont libres de faire leur chemin là-dedans.
En 2017, vous avez sauvé une femme de la noyade. Quel effet ça fait de sauver une vie ?
J’étais juste au bon endroit au bon moment et ça ne m’a pas demandé une si grande charge de courage ou d’habileté. J’ai appris par la suite que c’était une tentative de suicide. C’est quand même particulier que ce soit tombé sur moi, alors que je suis travailleur social et que j’ai longtemps travaillé en prévention du suicide. Tant mieux si j’ai pu contribuer à lui donner une seconde chance.
Vous en a-t-elle voulu de l’avoir sauvée alors qu’elle voulait mourir ?
Pas du tout. Même qu’elle a demandé à me parler et qu’on s’est croisés par la suite. La majorité des gens qui sont en détresse ne sont pas suicidaires, la majorité des gens suicidaires ne feront pas de tentative de suicide, et la majorité des gens qui font des tentatives de suicide n’en mourront pas et ne feront pas d’autre tentative de suicide. C’est pour cela qu’il faut intervenir et investir sur la prévention.
La prévention du suicide vous tient vraiment à cœur.
Si on regarde la racine étymologique du mot suicide, on parle d’un meurtre de soi-même. Un meurtre prémédité. C’est extrêmement violent et ça se fait dans un état de détresse très intense. D’ailleurs, c’est ce qui me fait souffrir quand je pense à mes amis qui se sont suicidés. Ils étaient très très loin dans leur détresse. Pour se rendre là, il faut avoir parcouru un long chemin de souffrance.
Si on offre une alternative, peu importe laquelle, la plupart des gens vont la prendre. D’ailleurs, ce ne serait pas possible de travailler en prévention du suicide si le taux de réussite n’était pas aussi élevé. Avec un suivi professionnel et un réseau mobilisé, c’est très rare qu’ils vont passer à l’acte de façon mortelle, parce que fondamentalement, ils ne veulent pas mourir, mais la souffrance est trop grande pour être supportée.
Vous avez perdu un bon ami par suicide. Son geste vous a-t-il surpris ?
Oui et non. Frédéric était un ami d’adolescence que j’avais perdu de vue, mais nous nous étions retrouvés dans les dernières années. Je le savais en détresse depuis longtemps avec des enjeux de santé physique chroniques, irréversibles et très souffrants. Il y avait quelque chose qui, sans justifier le geste, pouvait l’expliquer. J’aurais préféré qu’il vive, mais c’est le geste qu’il a posé et ça n’enlève rien à l’amour que j’ai pour lui. J’ai plus de difficulté à accepter la souffrance qu’il a vécue avant sa mort, que sa mort en tant que telle.
Personnellement, je n’aurais pas pu en faire plus pour lui et je n’ai pas envie de chercher un coupable. Probablement qu’on pourrait avoir de meilleurs services professionnels, qu’il aurait pu être aidé davantage, mais la réalité c’est qu’on se suicide partout depuis tout le temps, avec des taux de suicide très variables d’un pays à l’autre, d’une génération à l’autre. On ne sauvera jamais tout le monde.
Les tentatives de suicide chez les jeunes sont en augmentation. En tant que porte-parole du Mouvement Santé Mentale Québec, pouvez-vous nous en parler ?
Il y a une détresse bien réelle chez les jeunes au Québec, une détresse qui semble être liée à l’anxiété. Pourquoi l’anxiété ? Une des pistes qui me paraît plus évidente est liée à la vie virtuelle que vivent ces jeunes à travers leurs écrans. Je ne suis pas de ceux qui condamnent, car il peut y avoir du bon. Mais il y a aussi la réalité de se voir exposé et jugé par un très grand nombre de personnes. À mon époque, si tu n’étais pas populaire, ça se limitait à ta cour d’école. Aujourd’hui, il y a une espèce de pression sociale qui augmente et la cyberintimidation qui peut entrer en jeu. C’est intéressant de se questionner là-dessus. Les tabous autour de la santé mentale tombent tranquillement, mais sûrement. Il faut juste en parler de plus en plus.
La douleur peut nous faire prendre des chemins de dépendance. Il fut un temps où vous étiez du nombre. Avec le recul, auriez-vous pu vivre cette période autrement ?
Sûrement, mais en même temps, c’est correct. Les gens ne consomment pas pour rien. Il y a beaucoup d’automédication à travers la consommation de drogue et d’alcool. Par contre, c’est une solution qui crée d’autres problèmes parfois plus graves que le problème initial. Il y a des dépendants partout, dans toutes les cultures depuis toujours. Et selon moi, le point commun de tous les dépendants, c’est sans doute le sentiment de vide. Maintenant, quand tu le sais, qu’est-ce que tu fais ? Moi, je gère ça un jour à la fois depuis maintenant douze ans. Chaque jour, je prends la décision de ne pas consommer. La dépendance, c’est très envahissant et ça prend beaucoup de place. C’est quelque chose qui doit être remplacé. Tu ne peux pas juste arrêter de consommer. Il faut que tu te réinvestisses ailleurs, autrement, avec quelque chose de soulageant de manière à combler ce vide-là. Moi, j’ai passé beaucoup par la littérature, l’écriture, le slam, la scène et les projets musicaux pour faire quelque chose de constructif.
Dans votre roman Ta mort à moi, vous parlez de résilience. C’est un terme plutôt courant depuis quelque temps.
Effectivement. Et je dénonce la résilience surutilisée qui dégouline un peu trop de partout. C’est important, j’y crois, et il faut travailler pour tendre vers plus de résilience. Mais la réalité, c’est que les gens résilients ne le sont pas toujours, que les personnes qui ne le sont pas peuvent l’être et que la capacité de résilience est très variable sur une ligne de vie. Avec une centaine de meurtres par année au Québec, près d’un millier de suicidés, ce n’est pas vrai que tout le monde a la capacité de rebondir et d’avoir un beau dénouement à son existence. Il y a des milliers de personnes qui vont de détresse en détresse jusqu’à une mort tragique.
Selon vous, quel est le pire deuil ?
Ce qui est reconnu comme étant le pire stress possible pour un humain, c’est de perdre un enfant. En tout cas, pour moi, ce serait ça. Je ne peux pas imaginer pire.
Quel a été votre pire deuil ?
J’ai envie de dire que le deuil de mes proches s’est plutôt bien passé jusqu’à maintenant. C’est le deuil du temps qui passe que je trouve difficile. Je dois faire un effort conscient pour me convaincre que je suis encore jeune à 40 ans, parce qu’à chaque année qui passe, j’ai l’impression que l’arbre des possibles perd des branches. Et ça, pour moi, c’est un deuil difficile à faire. Je n’en pleure pas, contrairement à la mort de certains proches où j’ai beaucoup pleuré. Mais j’ai réussi à donner du sens à ces morts, à les garder près de moi d’une certaine façon, alors que mes années perdues, les erreurs que je regrette, ne pourront jamais être récupérées. Et au quotidien, ça me gruge.
Dans une de vos chroniques, vous citez la poète Émilie Turmel : « Pas question de mourir avec la mort ». En tant qu’homme de lettres, quel texte aimeriez-vous voir vous survivre ?
Un de mes livres les plus beaux et les moins populaires, c’est Testament de naissance, qui est un recueil de poésie que j’ai écrit pour ma fille. Puis, sur mon nouvel album, il y a une chanson qui s’appelle Avril, où je m’adresse à mon fils. Si je devais mourir demain, je sais que ces deux messages me survivront et qu’ils vont rejoindre les deux personnes les plus importantes dans ma vie.
En cette période trouble liée à la pandémie où la mort s’accompagne différemment, y a-t-il des enseignements à tirer qui seraient profitables à nos pratiques funéraires ?
Je vais prêcher pour ma paroisse en disant que c’est un temps pour réinvestir la littérature, l’écriture et les échanges épistolaires. Écrire pour soi, écrire pour ses proches. Dans l’écriture, souvent, on arrive à mieux dire ce qu’on voulait dire.
Donc, j’encourage les gens qui sont autour des services funéraires à essayer de trouver des livres qui peuvent résonner pour les personnes qui sont mises en contact avec la mort d’une façon ou d’une autre. Ritualiser davantage la littérature, ça peut être une belle avenue.
Vous dites qu’écouter est un verbe d’action. Mais encore faut-il savoir bien écouter. Avez-vous des trucs ?
Je ne veux surtout pas donner de leçon ou donner l’impression que je maîtrise cet art. J’ai moi-même de la difficulté à être à l’écoute de mes proches. Je pense que le plus difficile pour écouter, c’est de ne pas tomber dans le piège de la recherche de solutions. Écouter, c’est d’abord un geste de retenue. Se retenir d’intervenir. C’est un verbe d’action, mais c’est aussi un verbe d’accompagnement. On peut écouter en silence, reformuler à l’occasion pour être sûr d’avoir bien compris, mais il faut surtout éviter de prendre le contrôle de la situation. Si la personne nous fait assez confiance pour nous confier sa détresse, il faut lui faire assez confiance pour l’accompagner jusqu’où elle veut aller. Dans le deuil, le fait de s’exprimer puis d’être accueilli est parfois l’essentiel de la solution.
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil