Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir une destinée qui permette d’innover dans le but de venir en aide aux plus souffrants. Certains diront qu’il n’y a pas de petits pas quand on parle de guérison, que tous les pas sont importants. Mais il ne faut pas occulter le fait qu’il y en a aussi des grands, faits par de grandes femmes et de grands hommes.
Docteur en psychologie, reconnu mondialement pour ses recherches sur le stress post-traumatique, Alain Brunet est de ceux-là. Par le biais de ses découvertes, on lui doit d’avoir rendu le monde meilleur en allégeant la souffrance des personnes affectées par un événement traumatisant.
Le défi d’une vie dédiée à améliorer le sort de ses prochains.
Tous les deuils ne sont pas égaux en termes de souffrance. Qu’est-ce qui les différencie?
Notre rapport à la mort en soi fait déjà une différence. Habituellement, quand on se lève le matin, on ne pense pas à la mort. On ne pense pas qu’on est mortel. Et c’est comme ça chaque matin. On se promène dans la vie en pensant qu’il ne va rien nous arriver. Il en va de même pour le sort d’un proche, à moins de le savoir atteint d’une maladie incurable.
Dans le domaine de la perte, quand la mort est prévisible, le type de deuil est plus conventionnel. Les symptômes d’abattement, de découragement, de tristesse, de chagrin sur un fond dépressif sont normaux. Ça peut durer un an. Mais là encore, ça dépend de plusieurs facteurs : la personnalité de l’endeuillé, le lien avec la personne décédée, les circonstances du décès et les répercussions sur le quotidien. Lorsqu’une personne proche ou importante dans notre vie décède, il y a une cascade de conséquences stressantes qui peuvent survenir. Si elles sont multiples et majeures, ça peut nous envahir.
Ensuite, il y a les deuils plus compliqués. Par exemple, découvrir le décès d’un être cher dans des circonstances choquantes en entrant à la maison, ou encore apprendre qu’un proche a été victime d’un acte criminel, ce sont des deuils très durs et très traumatiques. Certains réagissent en transformant la chambre du défunt en petit mausolée, et la situation peut s’étendre sur plus d’un an. La plupart du temps, une aide professionnelle est requise. Et souvent, ce sont des membres bienveillants de leur entourage qui vont les mettre sur cette voie.
Certaines personnes croient que si elles arrêtent d’avoir mal, elles trahissent la personne décédée. Il faut redéfinir notre rapport à la souffrance. Il y a tout un travail à faire sur l’ambivalence avant de se permettre d’aller mieux.
On peut donc dire que les réactions au deuil peuvent être normales, prolongées ou compliquées, dépendamment de la situation et de l’individu.
Quelles sont les caractéristiques d’un stress post-traumatique?
Lorsqu’on parle d’un stress post-traumatique, la caractéristique la plus courante est une confrontation brutale et inattendue avec la mort. Ça peut être celle d’un proche, d’une autre personne ou même la nôtre quand on passe près de mourir lors d’un accident, par exemple. Cette confrontation brutale et inattendue laisse une espèce d’empreinte en nous, avec une coloration plus anxieuse due au fait qu’on craint que le traumatisme se produise à nouveau.
La principale réaction au traumatisme est le cauchemar répétitif qu’on peut faire une à deux fois par semaine, et même parfois plus, dans certains cas. Un cauchemar répétitif est un signal que notre cerveau essaie de digérer une expérience, mais qu’il n’y arrive pas. Alors il recommence et recommence encore et reste pris dans une espèce de boucle de laquelle il n’arrive pas à sortir.
Quand la mort est prévisible ou prévue, il peut aussi y avoir des cauchemars, mais c’est différent. C’est important d’observer si les cauchemars s’atténuent en intensité et diminuent en fréquence avec le temps. Si c’est le cas, on est sur la bonne voie. Ça veut dire qu’on est en train de métaboliser notre expérience. Là où on a un problème, c’est quand ça tourne en boucle.
De quelle façon pouvez-vous dénouer ça?
Il faut savoir que j’ai été formé à la psychanalyse, aux thérapies cognitives, comportementales, j’ai appris des thérapies EMDR1, des approches plus classiques. Mais je peux vous dire que la façon dont j’exerce maintenant n’a rien à voir avec la façon dont j’ai été formé à l’université.
Que ce soit le stress post-traumatique, le trouble de l’adaptation, les réactions de deuil compliqué, dans les thérapies plus classiques, les interventions s’échelonnent sur de nombreux mois et vont aborder le rapport à la souffrance. Il y a beaucoup de rechutes et ça peut être décourageant.
Avec la thérapie de reconsolidation que j’ai développée, on a réalisé qu’on était capable de vraiment diminuer la force émotionnelle d’un souvenir et de faire avancer les gens très rapidement, de les faire se sentir mieux en quelques séances. Ça m’a beaucoup questionné, parce que je n’ai pas du tout été formé comme ça.
Parlez-nous de votre démarche.
Ce qui m’a mené à la thérapie de reconsolidation est une longue histoire… une série de coïncidences.
À la base, le stress post-traumatique était quelque chose qui m’intéressait beaucoup, mais qui m’a particulièrement interpellé au début de ma maîtrise à l’Université de Montréal, lors de la tuerie qui a eu lieu à la Polytechnique en décembre 1989.
Certaines personnes croient que si elles arrêtent d’avoir mal, elles trahissent la personne décédée. Il faut redéfinir notre rapport à la souffrance.
Pour nous, les étudiants en psychologie, ce fut un choc vraiment brutal. Même si nous n’avions pas nécessairement été impliqués dans l’événement comme tel, nous étions en quelque sorte aux premières loges, parce que tous nos professeurs étaient investis dans l’intervention de crise à essayer d’aider la communauté universitaire.
C’est à ce moment que j’ai constaté à quel point on savait peu de choses sur le trauma. On improvisait beaucoup dans les interventions. Personne n’était vraiment outillé ni spécialisé là-dedans. Et quand on n’est pas spécialisé, on est beaucoup moins efficace.
Aujourd’hui, il ne viendrait pas à l’idée de qui que ce soit de s’improviser thérapeute pour traiter des gens en stress post-traumatique. On a vraiment compris que c’était une problématique particulière, plus difficile à traiter que les autres. En tant que thérapeute, la charge émotive que les patients amènent demande d’être capable de l’encaisser. Sans compter que le choc post-traumatique entraîne beaucoup de comorbidités, tels des réactions phobiques, l’abus d’alcool, la dépression… Le psycho-trauma a vraiment sa spécificité. Mais ce n’était pas le cas à cette époque-là.
C’est ce constat qui vous a motivé à développer une nouvelle approche?
Ce fut un élément déclencheur. Plusieurs découvertes importantes au niveau du traitement ont été faites au fil du temps. Par exemple, on a découvert que dans les approches classiques, la seule façon de se soigner d’un psycho-trauma était d’en parler, de l’aborder. Mais, évidemment, les patients n’ont pas tellement envie d’en parler. Donc, souvent, les thérapeutes qui sont moins expérimentés n’osent pas en parler ou le font avec des pincettes.
Je fais partie de la première cohorte d’étudiants qui a commencé à s’intéresser au psycho-trauma dans les années 80-90. Seulement quelques personnes travaillaient là-dedans à Montréal, soit ils étaient dans les banques après un hold-up, soit dans l’armée, soit auprès des victimes de violence conjugale. Mais c’était très épars.
Lorsqu’on parle d’un stress post-traumatique, la caractéristique la plus courante est une confrontation brutale et inattendue avec la mort.
Quand j’ai commencé à construire la thérapie de reconsolidation à la fin des années 90, j’étais stagiaire postdoctoral aux États-Unis. Un chercheur était venu présenter ses travaux qui impliquaient le propranolol. Le propranolol n’est pas un médicament psychiatrique. Ce n’est ni un anxiolytique2 ni un psychotrope3. C’est un médicament assez commun qui est utilisé par des politiciens pour combattre le trac avant un discours. Il a un effet calmant.
Le chercheur en question présentait une histoire en douze diapositives. Puis, une semaine plus tard, il faisait passer un test pour savoir ce dont les gens se souvenaient. À cette époque, on savait que les gens retenaient davantage les choses émotionnelles que non émotionnelles. Mais ce n’était pas le cas de ceux qui avaient pris du propranolol. Ils ne se souvenaient pas plus des parties émotionnelles de l’histoire que des parties non émotionnelles. Cela peut paraitre banal dit comme ça, mais quand on s’intéresse au trauma, ce n’est pas banal du tout.
C’est ce qui vous a mis sur une piste.
En fait, c’est là que j’ai eu ma première intuition. Pour souffrir d’un stress post-traumatique, ça prend deux choses : il faut avoir vécu un événement traumatique… et il faut s’en souvenir.
Imaginez qu’on parte de votre propre histoire plutôt que d’une histoire fictive. Puis, imaginez qu’une semaine plus tard, après vous avoir donné un médicament lors d’une séance de thérapie, les parties émotionnelles de votre histoire soient moins fortes.
Je me suis dit que si on arrivait à diminuer la force émotionnelle d’un souvenir, peut-être qu’on serait capable de soigner le stress post-traumatique.
J’ai commencé à faire des recherches là-dessus et on a découvert que si on demandait aux gens de se remémorer activement un souvenir douloureux et qu’on leur donnait du propranolol, cela avait pour conséquence que le souvenir était moins intense par la suite. Dans des termes plus scientifiques, ce médicament est un bloqueur de la reconsolidation mnésique, ça veut dire qu’il vient interférer avec le réenregistrement du souvenir.
Pouvez-vous nous expliquer comment ça fonctionne?
Il y a une certaine mécanique autour de la formation d’un souvenir. Notre cerveau va transférer la mémoire de travail vers la mémoire à long terme. Rendu dans la mémoire à long terme, le souvenir va se consolider, c’est-à-dire s’enregistrer. Quand nos souvenirs sont consolidés, ils sont réputés être permanents. Un souvenir consolidé peut être repêché. Chaque fois qu’on se remémore un souvenir, notre cerveau l’enregistre à nouveau, parfois avec quelques modifications. Il le met à jour.
Donc, si un thérapeute demande à un patient de se remémorer le pire souvenir de sa vie sous propranolol, le souvenir va se réenregistrer, mais la partie émotionnelle sera un peu atténuée, un peu dégradée. Le travail du médicament sera d’atténuer la partie émotive trop intense du souvenir, afin de diminuer les symptômes de détresse qu’il peut causer. Tandis que le travail du thérapeute sera d’assister le patient et de l’accompagner dans un moment qui est difficile.
C’est un travail qui est très différent de celui qui se fait en psychothérapie. Dans une thérapie classique, une simple odeur peut raviver un souvenir traumatique, alors que ce ne sera pas le cas avec une thérapie de reconsolidation. Les résultats sont plus permanents. C’est une forme de psychothérapie innovante et avancée qui se base sur la façon dont on enregistre et on repêche nos souvenirs.
Ça demande beaucoup de courage pour replonger dans un événement qu’on veut oublier.
Effectivement. Toute thérapie demande du courage, mais, en même temps, il y a un gain qui est à portée de main. Les gens viennent nous voir parce qu’ils sont tannés de souffrir. Ils veulent être soulagés. Puisqu’il y a de l’aide efficace qui existe, c’est inutile de rester dans cet état.
Je me suis dit que si on arrivait à diminuer la force émotionnelle d’un souvenir, peut-être qu’on serait capable de soigner le stress post-traumatique.
Quand on leur dit qu’en six semaines, on devrait avoir une bonne idée si le traitement va pouvoir les aider, c’est encourageant pour eux. Ce n’est pas comme entrer en psychanalyse pendant des années. C’est plus facile qu’une thérapie conventionnelle où il y a beaucoup de rechutes et on arrive à aider 70 à 80 % des gens qui viennent vers nous.
Dirait-on que cette thérapie nous change fondamentalement?
Non. Ça nous permet plutôt de redevenir qui on était. C’est surtout ça. Parce que quand on a vécu une expérience de vie qui justement nous transforme, comme un trauma ou un deuil incommensurable, souvent on a l’impression qu’on n’est plus la personne qu’on était. Il y a des choses qu’on n’est plus capable de faire.
Donc, je dirais que le défi, quand on essaie d’aider nos patients, c’est qu’ils redeviennent qui ils étaient avant, tout en conservant le souvenir de cette expérience-là. L’idée, c’est vraiment de pouvoir se retrouver.
Les événements tragiques de nos vies nous façonnent. N’y a-t-il pas des choses à apprendre de nos souffrances?
Dans l’adversité, on apprend des choses. Les grands enseignements du bouddhisme nous disent d’accepter la souffrance, car elle a beaucoup à nous apprendre. Mais il n’y a personne qui nous dit qu’on n’a pas le droit de la soulager.
Si je mets ma main sur le rond de poêle, je découvre que ça brûle, j’ai appris quelque chose. Mais est-ce que ça m’empêche de soigner ma main blessée? Et si je soigne ma main, est-ce que je vais avoir moins appris?
Quand vous allez aux soins palliatifs et qu’on vous offre de la morphine, est-ce que vous la prenez? Et qu’apprenez-vous en ne la prenant pas? Lorsque vous accouchez et qu’on vous propose une épidurale, est-ce que vous la prenez? C’est pareil. Vous avez vécu un événement traumatique, une grande perte, un deuil, vous avez le choix de vivre ça à froid, de garder la douleur avec vous parce qu’il y a peut-être des choses à apprendre de ça… ou vous avez le choix d’obtenir de l’aide.
Vous savez, l’endurance est quelque chose qu’on apprend quand on est confronté à des épreuves qu’on peut surmonter. Si l’épreuve est trop grande, l’endurance n’aide personne. On garde une blessure ou un handicap qu’on ne surmonte pas. C’est à des choses comme ça que je pense quand je réfléchis à cette thérapie.
Dans une société où prendre le temps de vivre ses émotions est contre-productif, particulièrement quand on est en deuil, n’est-ce pas dangereux de vouloir prendre un raccourci?
Ce n’est pas quelque chose que je vais nécessairement proposer à tout le monde de façon indiscriminée. Parce que je pense qu’effectivement, c’est important quand même de se donner du temps pour vivre les choses sans les escamoter. Et puis oui, il y a peut-être un risque d’escamoter des émotions qu’on a besoin de ressentir, mais qu’on ne veut pas vivre parce que c’est souffrant. Personne ne veut souffrir, mais c’est important de ne pas mettre la charrue avant les bœufs.
Prenez l’exemple de la morphine, on la donne dans un contexte très particulier et très contrôlé. On ne donne pas ça pour des petites douleurs, mais pour des cas graves. C’est pareil de notre côté, pour des douleurs plus petites, on a d’autres outils.
Comment vos pairs réagissent-ils à tout ça?
Au début, c’était reçu avec beaucoup de scepticisme. On craignait que ce genre de thérapie efface nos souvenirs. Mais ce n’est pas ce qui se passe. Ensuite, il y a eu une certaine méfiance à cause des résultats impressionnants. Maintenant, ça fait plus de vingt ans que je travaille là-dessus. On a des études qui ont été faites au Népal, au Liban, en France, dans les Caraïbes après les tornades, au Canada et aux États-Unis. On a fait des travaux un peu partout.
Depuis 2018, on a formé 1600 thérapeutes à travers le monde, mais principalement au Québec et en France. Ma plus grande satisfaction, c’est quand je démarre une cohorte de thérapeutes et qu’ils me disent, deux mois plus tard, quand je les revois en supervision : Docteur Brunet, j’ai commencé à appliquer votre méthode, puis j’ai obtenu des résultats.
Docteur en psychologie spécialisé en santé mentale à l’Institut Douglas de Montréal, Alain Brunet a consacré sa carrière professionnelle à étudier le stress post-traumatique (ESPT). Il a mis au point la Thérapie de Reconsolidation qui permet de soulager les patients de leur traumatisme en 6 semaines. C’est un immense espoir pour des millions d’individus dans le monde, en état de stress post-traumatique.
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Pour en apprendre davantage (Vous pouvez même faire un test pour savoir si vous souffrez d’un stress post-traumatique.)
Pour trouver la liste des psychologues certifiés de l’Approche Brunet : reconsolidationtherapy.com/therapie-reconsolidation
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photos: Jessica Garneau
Publié dans Profil Printemps 2024
1 EMDR : Eye Mouvement Desensibilisation and Reprocessing. Désensibilisation et traitement de l’information par des mouvements oculaires.
2 Médicament contre l’anxiété.
3 Substance chimique qui agit sur le psychisme.