La mort : impitoyable leçon de vie

Accepter de mourir n'est pas une mince affaire. Regarder mourir son prochain l'est encore moins. Peut-être suffit-il simplement de porter son âme aux portes de l'inconnu en toute confiance... et croire aux lendemains. Se dire que le chemin est à construire par petites bouchées. Même dans l'au-delà. Créer son devenir à même le néant, n'est-ce pas là ce que la mort nous apprend ?

Il m'arrive parfois de croire que si je suis encore en vie, c'est pour en arriver un jour à mourir en paix. Dédier sa vie à pratiquer l'art de la perdre, pourquoi pas ! Vivre sans réserve avec ceux qu'on aime, en sachant pourtant qu'il nous faudra les quitter. Quitter une histoire, une maison, un monde. Partir sans le sou, en espérant ne pas devoir mendier pour payer ce passage obligé. S'en aller avec grâce quand le glas aura sonné...

Le travail est immense, il me faudra vivre cent ans. Et mourir chaque fois qu'un des miens périra. Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, disait l'adage. À combien suis-je déjà ?

La mort de mon père ne fut pas la première à s'inscrire dans le registre des « pertes ». Mais elle fut pour moi une expérience édifiante. Même si les moments entourant ce départ portaient visiblement l'empreinte de cet homme, il m'aurait été difficile d'en prédire son déroulement. On a beau vouloir se préparer, consulter, s'informer... peu de gens savent la part de sublime que peut cacher un tel événement. Car de la mort, trop souvent nous ne savons qu'imaginer le pire, et chercher avant toute chose une façon de se protéger.

C'est dans cet état d'esprit que je suis arrivée au chevet de mon père mourant. Alité au salon, entouré des siens dans la maison qu'il avait bâtie, mon père, les yeux fermés, nous écoutait. Devant sa mort imminente, nous n'avions rien trouvé de mieux que de nous accrocher de toutes nos forces au « vivant » qu'il était. Et bien que mon père s'éteignait devant nous petit à petit, chacun y allait d'une anecdote le concernant. Tout ce qu'il avait été, tout ce qu'il avait donné, les tours qu'il avait joués rejaillissaient en éclats de rire. Jamais la vie à ses côtés n'aura été si intense, si entière, qu'au moment de sa mort. Que pouvait-on souhaiter de mieux ; mon père était parti heureux.

Et pourtant... l'instant suivant son dernier souffle, le monde s'écroulait. Il nous est si facile de changer une émotion pour une autre. Dans la douleur d'avoir perdu, tout en sachant que nous perdrions encore souvent, nous nous sommes tous relevés. Certains plus lentement, d'autres péniblement, un membre en moins. Mourir est d'autant plus souffrant quand il s'agit des êtres aimés. Ceux que nous refusons de laisser partir par peur de ne plus se retrouver entier. Et se décomposer. C'est ça qui est effrayant. Ne plus se reconnaître parce que la mort nous a marqués.

Peu importe l'état de la route, la mort s'inscrit dans chacun de nos pas et conditionne à notre insu notre façon d'exister. Quoi que l'on fasse, à tout instant, la fin nous attend. C'est la nature même du vivant, rien n'est permanent. Voilà un bien gros morceau qu'il nous faut avaler, et il m'aura fallu apprendre à le rompre en petites doses pour arriver à vivre sans périr sous son poids.

Devant la part de violence que recèle une telle vérité, s'offrent également plusieurs sources d'apaisement. Par souci d'équilibre, la vie donne tout autant qu'elle reprend. Ainsi, alors que je cherchais à comprendre pourquoi perdre m'affectait tant, une marche en forêt me mena vers un arbre mort. Il était énorme, majestueux et avait dû être très beau. Mais même dans toute sa splendeur, la mort ne pouvait trouver grâce à mes yeux. Je repris ma quête, à m'égarer bien des fois, jusqu'à ce que j'arrive à nouveau devant le même arbre mort. J'ai compris, dès lors, qu'il me fallait m'y attarder.

Je mis mes bras autour de lui dans l'espoir d'entendre ce qui saurait tout expliquer. Rapidement vint à moi le bruit des branches s'entrechoquant sous l'effet du vent. Quelques petites mésanges sautillaient, se répondaient mutuellement, virevoltaient en jouant. Une mousse tendre, d'un vert léger, partait du sol et montait le long de son tronc où quelques champignons se bousculaient une place de choix. Puis, un bout d'écorce tomba sur moi. Tout était si vivant. Je me rappelle m'être dit à ce moment : est-ce que la mort existe vraiment ?

De cette leçon j'ai gardé le morceau d'écorce. Il me rappelle qu'impermanence rime avec mouvance. D'où réside sans doute sa beauté. La beauté de ce qui se déplace, se transforme et avance. Pour faire et refaire sans relâche la trame des vies. Les histoires petites et grandes de destins passagers. Et construire tour à tour le monde des vivants... à même celui des trépassés.

À force de se déposséder, peut-être finit-on un jour par trouver un sens à la mort. Et par mourir enfin comme il nous faudrait vivre, c'est-à-dire confiant et désarmé.

Par Maryse Dubé
Publié dans la revue Profil

Survivre à sa mort...