Par les temps qui courent, Richard Béliveau, docteur en biochimie et chercheur en cancérologie, est un homme très occupé. En fait, il est partout : dans les librairies, à la télé, dans les journaux, sur le Web, et même jusque dans notre soupe...
Grand bien nous en fasse ! Mais au-delà de son agenda chargé, Richard Béliveau est un tendre qui croit en l’humain. Vous devriez voir comme il couve ses étudiants d’un regard paternel. Il m’avouera, les yeux chargés d’émotion, que son travail lui apporte souvent des expériences très touchantes, comme l’histoire de ce col bleu qui avait cessé de fumer après avoir écouté une de ses entrevues. Et des histoires qui l’ont ému, il en a des tonnes à raconter. On comprend rapidement, par le pétillant de ses yeux, que la passion l’anime dans tout ce qu’il fait. Une passion qui lui donne le pouvoir de transmettre l'envie de se prendre en main, et de croquer à belles dents dans le fruit… plus que permis.
Votre vie professionnelle consiste à trouver des moyens de vaincre le cancer. D’où vous vient ce désir de repousser la mort ?
Lorsqu’on s'oriente vers la recherche, c’est pour trouver des solutions à des problèmes non résolus, et le cancer est le tueur numéro un dans les pays industrialisés, dont le Canada. C’est une maladie terrible qui détruit des vies, qui détruit des espoirs et c’est le type de maladie qui illustre parfaitement le paradoxe de la vie. Quand on travaille sur le cancer, on est toujours à la très mince frontière entre la vie et la mort, parce qu’on doit développer des médicaments qui tuent une forme de vie – la vie des cellules cancéreuses – tout en épargnant les cellules saines voisines. Un chercheur en oncologie navigue perpétuellement sur cette mince frontière qui sépare la vie de la mort. Or, dans mon travail, je suis nécessairement en contact avec des gens très malades qui meurent. Et ce contact avec la mort est quelque chose qui exerce beaucoup d'influence. La détresse, la sérénité, ou encore les questionnements existentiels des gens deviennent vôtres, parce qu’ils sont les vôtres. En tant qu’être humain, on est tous pareils, vous savez. Donc, je dirais que je suis allé en recherche pour permettre aux gens de vivre en santé le plus longtemps possible, de façon à ce que chacun puisse réaliser ce que la nature lui a donné comme potentiel. C’est peut-être ça fondamentalement le but d’un chercheur : la poursuite de la connaissance pour le progrès humain.
Diriez-vous que la maladie est un échec ?
La maladie est un avertissement. Je pense que c’est bon d’être malade dans sa vie, ça nous fait réfléchir, ça nous fait apprécier ce que nous avons perdu. C’est la privation qui vous fait apprécier l’existence de quelque chose. Ce qui m’attriste, c’est de penser qu’il y a des gens qui meurent sans avoir vécu à leur pleine mesure, sans avoir pris conscience que la vie était quelque chose d’absolument extraordinaire.
La mort vous fait-elle peur ?
Non, la mort ne me fait pas peur, je dirais même qu’elle me fascine. Comme être humain, je sais que je vais mourir. Et la pensée de la mort m’aide à mieux vivre. Ça m’aide à donner une perspective, à relativiser les problèmes qui m’agressent au quotidien. J’ai commencé à pratiquer des arts martiaux vers l’âge de 10 ans, j’ai donc été exposé très tôt à la culture japonaise et à son code du bushido, un code d’honneur où la mort occupe une place importante. À ce sujet, il y a d’ailleurs une très belle citation de Yukio Mishima, un écrivain japonais : « Peu importe de tomber. Avant tout le reste, avant tous les autres. C’est le propre de la fleur de cerisier que de tomber avec noblesse par une nuit de tempête. » Je dirais que ma découverte du Japon a été mon premier contact avec une culture pour qui la mort n’était pas un tabou. Je déteste les tabous, quels qu’ils soient. Un chercheur n’aime pas les tabous. Un chercheur est un défonceur de portes. C’est un explorateur de l’inconnu; il fait changer les idées, il provoque des réflexions.
Avez-vous connu des deuils qui vous ont marqué ?
Tous les deuils m’ont marqué. Chaque personne que j’ai connue dans ma vie est une personne unique. Quand quelqu’un meurt, c’est une perte pour l’humanité et j’en ressens toujours une peine réelle. Donc, tous les deuils m’ont marqué, sans exception, mais celui de ma mère plus particulièrement. J’ai 57 ans; quand on vieillit, on voit mourir beaucoup de monde. J’ai perdu des amis et des patients à qui je m’étais attaché. Je me rappelle une jeune adolescente qui venait me voir souvent à mon bureau quand je travaillais à l'hôpital Ste-Justine. Elle était hospitalisée depuis des années pour un cancer assez grave et j’étais très proche d’elle. Un vendredi, elle est venue prendre un thé dans mon bureau et on a parlé de toutes sortes de choses, puis quand je suis rentré le lundi matin, elle était décédée. Ça vous tue, ces choses-là. Ça vous détruit…
Vous venez d’écrire un livre intitulé La mort, mieux la comprendre pour moins la craindre et mieux célébrer la vie. Pourquoi avoir choisi de parler de la mort plutôt que de continuer à faire de la prévention sur la santé ?
Pour moi, c’est la continuité de ce que j’ai fait toute ma vie. Je travaille contre la mort depuis le début. Il m’est juste apparu comme une conséquence inéluctable d’en parler. Une fois qu’on a décidé de se prendre en main, qu’on ne fume pas, qu’on fait de l’exercice, qu’on mange bien, qu’on reste mince et qu’on se tient loin de la bouffe industrielle, quand on a fait tout ce qu’on pouvait faire dans son quotidien pour prendre soin de sa vie, quelle peur nous reste-t-il ? La peur de mourir… Les gens qui sont confrontés à la mort se posent des questions. Comment meurt-on du cancer ? d’une maladie cardio-vasculaire ? d’un ACV ? de l’Alzheimer ? d’une d’infection ? d’un empoisonnement ? Comment meurt-on dans un accident d’auto, des traumatismes ? Je crois que s’il y a une façon de transcender notre peur de la mort, c’est en la comprenant, et en la comprenant au point d'en rire. Parce que tout le monde passe par le même chas d’aiguille en fin de compte. Donc la logique pour moi était de vaincre cette peur-là, d’en parler, d’en parler, d’en parler et d’en parler. Plusieurs perceptions de la mort viennent du cinéma, et toutes ces perceptions sont fausses. On a banalisé la mort, on en a fait un jeu d’arcade, alors que c’est un événement très intime, très personnel, très angoissant. Selon le Dalaï-lama, « Les gens vivent comme s’ils n’allaient jamais mourir et ils meurent comme s’ils n’avaient jamais vécu. » Ça résume très bien mon dernier livre.
Quand on travaille dans le domaine de la santé, n’est-ce pas un peu pessimiste d’aborder la mort de front ?
Au contraire ! Les gens les plus vivants que j’ai connus dans ma vie étaient confrontés à la mort sur une base régulière. Ils prenaient conscience de l’aspect précieux de la vie. On ne peut pas savourer la vie si on ne pense pas à la mort. C’est toujours la comparaison entre deux choses qui permet de les mettre en perspective. Des gens m’ont dit avoir commencé à vivre quand ils ont reçu un diagnostic de cancer. C’est aberrant de penser à ça, mais c’est la réalité. Si tous les êtres humains se levaient le matin en se disant que le soir ils pourraient être morts, on ne vivrait pas de la même façon. On conduirait moins vite sur les autoroutes, on serait plus patient avec les autres, on serait plus tolérant avec soi-même. Plutôt que de cacher la mort, la nier, la fuir ou la dénigrer comme on le fait, je pense qu’il y a une réflexion à faire là-dessus. C’est l’ignorance qui tue. L’ignorance de ce qui nous arrive est le facteur principal de stress, alors pour moi, comprendre la mort est capital.
Vous faites beaucoup de sensibilisation et d’éducation. Comment réagissez-vous quand quelqu’un que vous aimez refuse de modifier sa façon de vivre et se dirige vers un mur ?
Je n’ai jamais dit à personne « tu devrais faire ceci ou cela ». Chacun a le libre arbitre. Dans mes livres, je présente les connaissances de la science et de la médecine en matière de prévention, mais ce que chacun fait de sa vie est un choix personnel. Même après soixante ans d’éducation populaire, un Canadien sur cinq fume encore; ce n’est certainement pas moi comme individu qui va aller dire à quelqu’un quoi faire, à moins qu’il me le demande.
Quand on est chercheur, les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous. N'est-il pas tentant parfois d’abandonner ?
Oui. Tous les jours. Tous les jours je remets en question ce que je fais. Mais c’est très sain de se remettre en question. En recherche, on dit qu’on a de bonnes journées et de mauvaises années. Il faut être patient, combatif et persévérant. C’est une grande qualité orientale, la persévérance, une qualité moins valorisée en Occident. On veut tout, tout de suite. On achète des objets dont on n’a pas besoin avec de l’argent que nous n’avons pas. Alors imaginez, nous, on arrive en prévention en disant « faites quelque chose maintenant qui va vous payer plus tard. » On est à contre-courant. Mais en même temps, beaucoup répondent à notre message. C’est faux de penser que les gens sont stupides et qu’ils ne changent pas; 70 % sont ouverts, curieux et prêts à changer. Sur la rue, des hommes bedonnants me disent avoir acheté leur première bouteille d’huile d’olive ou avoir goûté à de la grenade pour la première fois de leur vie. C’est à ceux-là que je pense quand je fais mon travail.
Ça prend quand même quelqu’un d’assez solide pour faire ce que vous faites.
Ça prend du courage, plus encore que je ne l’aurais cru. C’est dur de porter un message, surtout quand c’est un message de responsabilité individuelle. Nous sommes, en grande partie, responsables de notre santé ! Il n’y a pas de bouton de remise à zéro dans la vie ! On ne peut pas appuyer dessus et effacer les 30 dernières années. Arrêtez de penser que vous pouvez fumer, ne pas faire de sport, être trop gras et mal manger pendant 50 ans sans problème. C’est un train de vie qui vous amène chez le médecin. Et là, vite guérissez-moi docteur ! Je ne veux pas que ça fasse mal, je ne veux pas d’effets secondaires, et je veux que ça prenne trois semaines. La responsabilité individuelle pour moi c’est important, il faut se prendre en main. Qu’est-ce que tu peux faire, toi ? Comment peux-tu aider les autres ? C’est ce qui est difficile à passer comme message. Aujourd’hui, on attend tout de l’État. On est dans une société où tout est correct. Ce n’est pas vrai ! La rectitude politique fait en sorte que plus personne n’ose dire ce qui n’est pas bon. Les gens ont peur d’aller sur la place publique. On est surprotégé de façon hallucinante et pour moi, la façon la plus flagrante de le réaliser, c'est lorsqu’on est confronté à la mort. Parce que la mort, c’est la solitude, et la solitude est une expérience de confrontation à soi-même. Malheureusement, pour beaucoup de gens, la seule fois dans leur vie où ils seront face à eux-mêmes, c’est au moment de mourir.
Êtes-vous satisfait de la portée de vos actions ?
Je ne dirais pas satisfait, mais content, très content. Je suis fier de ce que les gens peuvent faire. Rien ne me fait plus plaisir qu'une personne qui m’annonce avoir cessé de fumer ou avoir perdu du poids. Quand je suis dans une file d’attente à l’épicerie, des personnes m’abordent pour me dire qu’elles ont perdu du poids, et elles sont fières de me le faire savoir publiquement. C’est tout à fait extraordinaire de voir les gens se prendre en main. Ça me donne envie de les embrasser. Dans la vie, il y a d’autres plaisirs que les plaisirs d’addiction essentiellement véhiculés par une société de consommation. Moi je crois à l’action citoyenne, aux défis quotidiens et à la proximité de l’action. Quand un chef de cafétéria d’école primaire me dit qu’il fait des œufs au curcuma et au curry pour ses étudiants, et que c’est maintenant son plat le plus populaire, il devient mon héros du jour.
Comment se sent-on quand on fait une découverte qui a un impact sur l’humanité ?
Une découverte, c’est le dessert après le repas, c’est le coup de foudre. Je dirais qu’il y a à peu près juste le fait de tomber en amour qui peut se rapprocher du plaisir que donne la découverte. Même si ce que vous trouvez est à l’opposé de votre hypothèse, ce n’est pas important, car l’objectif n’est pas de prouver une théorie. L’important c’est d’avoir contribué par votre recherche à un progrès de la connaissance humaine. J’ai travaillé avec plusieurs prix Nobel, je nage dans un environnement de recherche et je peux vous dire que le simple fait de trouver est une récompense. Mais c’est sûr que, de temps en temps, on ouvre une bonne bouteille de vin pour fêter ça !
Malgré la somme de travail, trouvez-vous le temps de mettre en pratique vos enseignements ?
Absolument, je les applique à 100 % ! Il faut apprendre à gérer son temps, il faut apprendre à prioriser. Je joue au tennis deux fois par semaine, je vais au centre d'entraînement une à deux fois par semaine, puis je m’alimente bien tous les jours. C’est paradoxal, vous savez : les gens endossent plus de responsabilités et là, ils font l’inverse de ce qu’ils devraient faire. Ils deviennent plus stressés, se mettent à mal manger, font moins d’exercice puis ils dorment moins bien. Plus on augmente son niveau de stress, plus on doit compenser par un mode de vie sain.
Y a-t-il une « épice » secrète dans votre vie ? Une sorte d’atout que vous gardez pour vous ?
Le yoga est une de mes armes secrètes. Quand je suis très stressé et que je dors mal, je fais 15 minutes de yoga au milieu de la nuit et ça me détend. Il faut apprendre à relaxer, car le stress est un ennemi de la qualité de vie et de la santé, surtout pour les maladies cardiovasculaires. Je pense que le yoga devrait être enseigné dans les écoles et dans les CHSLD. Tout le monde n’a pas la même mobilité, mais le yoga peut s’adapter à chaque personne.
Vous avez beaucoup voyagé. On parle souvent de la mort comme d’un dernier voyage. Mis à part les souvenirs, que mettriez-vous dans vos bagages pour cette ultime destination ?
Dans le bouddhisme, le Dieu de la science et de la sagesse s’appelle Fudo Myoo. C’est un costaud musclé à l’air terrifiant. Il tient un sabre dans une main et une corde dans l’autre pour attacher les démons de l’ignorance. Je collectionne les sabres japonais du XVe et du XVIe siècle. Au Japon, le sabre, c’est l’âme du samouraï. Alors, peut-être que j’apporterai mon sabre préféré pour continuer à pourfendre les démons de l’ignorance…
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Octobre 2010