La dignité et la générosité. Voilà les mots qui s'imposent quand on rencontre Pierre-Hugues Boisvenu. En juin 2002, sa fille aînée Julie est assassinée à 27 ans par un récidiviste. Devant le manque d'humanité et de justice qu'il constate, ce haut fonctionnaire entreprend une croisade qui l'amène à fonder l'Association des familles de personnes assassinées ou disparues du Québec (AFPAD). Durant toutes ces démarches, sa fille Isabelle est à ses côtés pour le soutenir et l'encourager. Mais en décembre 2005, le sort frappe à nouveau cette famille déjà durement éprouvée. En allant rejoindre ses proches en Abitibi pour le réveillon de Noël, Isabelle perd le contrôle de sa voiture et meurt à son tour, à l'âge de 26 ans. Pierre-Hugues Boisvenu décide alors de prendre sa retraite et de se consacrer à sa nouvelle mission de vie. Nous l'avons rencontré à sa résidence à Sherbrooke.
Vivre un deuil est déjà très éprouvant. Est-ce que de vivre un deuil publiquement constitue une difficulté supplémentaire ?
Dans mon cas non. Je fais une différence entre mon deuil et la cause que je défends. Je ne vis pas mon deuil sur la place publique et il est rare que je parle de mon cas particulier. Quand je parle de ma famille, j'en parle toujours en termes d'engagement. Je parle surtout des familles que je rencontre et qui sont seules, isolées et très frustrées de voir que l'État s'occupe plus des criminels que des victimes. Ces gens ont de la difficulté à vivre leur deuil parce qu'ils manquent d'outils après s'être butés à une grosse machine.
Perdre un enfant est déjà un drame mais quand on n'est pas soutenu, ça ajoute à la détresse. Quand un enfant meurt d'un cancer, la famille reçoit un soutien de l'hôpital et du milieu. Quand l'enfant meurt assassiné, la famille n'est soutenue par personne. Les familles des victimes ont l'impression d'avoir été abandonnées.
Depuis deux ans, j'ai rencontré une centaine de familles dont un proche a été assassiné. Mon objectif est de faire en sorte qu'on soit mieux supporté par le milieu, mais ça ne m'a pas amené à parler de mon deuil.
À la suite de la mort de Julie, quel a été l'élément déclencheur de votre engagement dans cette cause ?
C'est le fait que Julie ait été assassinée aux mains d'un récidiviste, que l'État face à ce récidiviste dont elle avait la responsabilité nous lance comme message que sa seule imputabilité est de nous envoyer un chèque de 600 $. Pour moi, ça a été un message d'une très grande injustice. Quand j'ai reçu de l'IVAC (indemnisation des victimes d'actes criminels) le chèque de 600 $, je me suis dit que ça ne se pouvait pas : l'État a libéré un criminel au sixième de sa peine après qu'il ait été condamné pour viol; ce criminel s'amène en Estrie sans aucun contrôle; il tue ma fille et l'État s'en sort avec comme seule responsabilité de m'envoyer un chèque de 600 $!
Quand vous rencontrez des familles de personnes assassinées, qu'est-ce qu'elles vous disent ?
Qu'il n'y a pas de justice pour elles. Dans certains cas, ce sont des familles qui viennent de vivre le drame. Comme nous intervenons rapidement pour les soutenir, elles ont l'impression que quelqu'un s'occupe d'elles, qu'elles ne sont pas seules à vivre cela. Dans d'autres cas, le drame s'est passé il y a 10, 20 ou même 30 ans. Lorsqu'ils se joignent à l'association, ces gens ressentent une délivrance dans la possibilité de rencontrer d'autres familles et de pouvoir enfin parler d'un drame sur lequel elles ont mis le couvercle il y a longtemps.
Une des premières personnes qui est devenue à devenir membre membre de l'association avait vécu l'assassinat de son fils en 1980. Elle m'a raconté qu'après être devenus membres, son mari et elle ont parlé de cet événement pour la première fois en 26 ans. Ils n'en avaient jamais parlé ensemble!
Vous avez quitté votre travail pour vous consacrer à l'association et mener publiquement cette bataille. Trouvez-vous que c'est cher payer pour défendre votre cause ?
Non, c'est un choix d'une certaine façon. C'est la mort de Julie qui m'y a amené et ça, je ne l'ai pas choisi. Mais là où c'est un choix, c'est dans ma décision de m'occuper de cette cause. Les familles que je rencontre sont démunies devant le système.
Moi, j'arrivais d'une profession au gouvernement du Québec, j'avais travaillé avec les agents de la paix, je connaissais le système judiciaire, je savais à peu près ce qui allait se passer. Malgré tout, j'ai trouvé cela très difficile de ne pas avoir de soutien du système par rapport à notre situation. Je m'imaginais « comment ça se passe dans une famille qui ne connaît pas le système? Comment peuvent-ils s'en sortir? »
Certains croient que les enfants choisissent leurs parents. Je me dis que ma fille m'a choisi comme père pour que je m'occupe de cette cause. Je savais que j'avais des talents comme communicateur et comme rassembleur, je savais aussi que j'avais de bons contacts politiques, une bonne connaissance de l'administration publique : tous les ingrédients étaient là pour que je mène cette croisade.
Une fois que j'ai fait ce choix, je ne peux pas dire que je trouve cela difficile. Je sens qu'on change des choses lentement et que j'aide les familles en le faisant. J'accomplis mon destin.
Quelle est la plus grande victoire de l'AFPAD ?
Au plan politique, c'est lorsque la loi 25 a été votée en décembre pour l'augmentation des indemnités de frais funéraires de 600 $ à 3000 $ et la possibilité pour les proches des victimes d'avoir du soutien psychothérapeutique. Ce sont de très belles victoires. Mais la plus belle victoire, c'est l'adhésion de 350 familles qui ont dit un jour : « On va joindre l'association et on va parler de ce qui nous est arrivé ». Grâce à l'association, des gens sont sortis d'un mutisme et d'une solitude qui les détruisaient à petit feu. Ça donne aux membres un vrai sens à la solidarité sociale.
Vous avez indiqué que vous donneriez encore trois ans à l'Association. Craignez-vous le moment où vous vous retirerez ?
Non, mais je crains le moment où je n'aurai plus rien à faire. Diane et moi avions comme projet à la retraite d'aller vivre cinq ans en Afrique pour faire de la coopération internationale. On se disait qu'on avait eu une belle vie, qu'on avait trois beaux enfants en santé, bien éduqués ; on n'a pas eu de pépin dans notre vie comme couple. On voulait donner ce qu'on avait reçu. Mais finalement, Julie a trouvé mon Afrique. Quand j'ai lancé l'association, je me suis dit que je lui donnais cinq ans. Un autre leader va émerger et nous amener ailleurs. Pour l'instant, l'association a besoin d'un leader qui défonce les portes, qui a des contacts, mais dans trois ans ça prendra peut-être un leader qui a la capacité d'aider, de prendre soin des familles.
Vous êtes président du conseil d'administration de Centraide Estrie depuis l'an dernier. C'est important pour vous de vous engager dans d'autres associations ?
J'ai toujours été proche de Centraide. C'est important de donner, parce que quand on donne, on reçoit. Mon engagement à Centraide me ramène les pieds sur terre. Lors des visites de contrôle pour les dons, je rencontre des groupes qui s'occupent des femmes violentées, des personnes handicapées, des popotes roulantes. Quand je rencontre des gens dans le besoin, des gens qui sont moins nantis que moi et qui tirent le diable par la queue, ça me « grounde » dans la vraie réalité.
À part votre engagement, qu'est-ce qui vous a apporté de l'apaisement dans votre deuil ?
Dans les premiers mois, j'ai été habité par une grande colère, par de la haine face au meurtrier, par un goût de vengeance. Je n'ai pas cherché à les refouler. Je me suis donné le droit de vivre ces sentiments.
Deux mois après la mort de Julie, je suis retourné au travail en Montérégie. En raison de l'éloignement de mon travail, Diane et moi étions séparés la semaine nous nous retrouvions la fin de semaine. Ça m'a donné beaucoup de moments de solitude où j'ai pu me concentrer sur le deuil et apaiser ma douleur. La douleur après la mort de quelqu'un, ça s'apprivoise. C'est comme une brûlure. Quand on se brûle, la douleur passe, mais la cicatrice reste et elle restera toujours. Le fait d'avoir vécu à distance avec Diane m'a permis de faire cela tout seul. Quand je suis revenu travailler à Sherbrooke quelques mois plus tard, nous étions tous les deux apaisés, le temps avait fait son œuvre, la douleur s'était cicatrisée. J'avais commencé mon action politique et nous avions donné un sens à la mort de Julie. Je pense que la chose la plus difficile pour les gens qui font un deuil est de ne pas trouver un sens à la mort d'un proche.
Plus de 80 % des couples se séparent après avoir perdu un enfant. Qu'est-ce qui rend cette épreuve si difficile pour la survie du couple lui-même ?
Nous avons découvert à la mort de Julie qu'un deuil, au départ, ça ne se vit pas en couple ; ça se vit individuellement. La relation d'un père avec sa fille ou d'un fils avec son père ou sa mère est différente d'un individu à l'autre dans la famille. On doit d'abord faire le deuil de cette relation particulière. Dans le cas d'un assassinat, on a aussi à accepter cette fatalité, et chaque membre de la famille ne le fera pas de la même façon. Dans certains cas, un membre du couple va attendre beaucoup de l'autre. Je pense que si on ne vit pas d'abord notre deuil de façon individuelle, ça va être très difficile de le vivre en couple. Il y a une étape d'acceptation qu'il faut traverser seul : celle d'abandonner, de lâcher prise, d'accepter le fait que ta fille ne reviendra pas, de passer à une relation plus spirituelle avec ton enfant. C'est ce qui donne un sens à cette perte et qui va ramener dans le couple une relation équilibrée.
Mis à part l'absence physique de vos filles, quels sont les deuils que vous avez eus à faire lors de leur mort ?
Perdre deux enfants sur trois, ça vide une cuisine. C'était deux filles très sociales. Diane et moi avons toujours dit à nos enfants : si vous voulez fêter, faites-le dans la cour à la maison. C'était une façon pour nous de connaître les amis de nos enfants. La cour était toujours pleine. Avec leur mort, la maison s'est vidée. De vivre cela, en même temps que la retraite, ça m'a mis face à un grand silence que j'ai trouvé difficile.
Quelle sorte de jeunes adultes étaient vos deux filles ?
Julie était l'aînée. Être parent, c'est un apprentissage qui se fait en élevant des enfants. Julie a été mon école, c'est avec elle que j'ai appris à être père. Elle avait un caractère assez rebelle, elle était têtue, même explosive. Jeune adulte, elle a commencé à s'assagir puis elle a découvert une passion pour la vente, pour le contact avec les gens. Jusqu'à sa mort à 27 ans, on voyait une progression constante dans la jeune femme qui découvrait son identité, son autonomie, ses rêves.
Isabelle était plus habile sur le plan des négociations. Elle était la dernière de la famille alors elle a appris des deux autres. Elle était brillante, studieuse, très sociale. Elle avait à cœur le bonheur des autres. Et elle était très courageuse. Durant le tourbillon de la mort de Julie et du procès de son assassin, elle a quand même réussi ses examens à la maîtrise et comme comptable agréée, et elle n'a jamais cherché à les remettre à plus tard.
Ce qui me reste de Julie, c'est son caractère; ce qui me reste d'Isabelle, c'est sa persévérance.
Il y avait un an que votre 2e fille, Isabelle, était décédée en décembre dernier. Avez-vous célébré sa mémoire de façon particulière ?
Non. Mais le 22 décembre, un an jour pour jour après sa mort, je suis allé rejoindre ma femme en Abitibi. J'étais avec mon fils et nous sommes passés à l'endroit où Isabelle a eu son accident, dans le parc de La Vérendrye. Mon fils Christian voulait arrêter mais moi je ne voulais pas, je lui ai dit de poursuivre. Je ne sens pas le besoin de commémorer cela. Je me rappelle chaque soir que mes filles ne sont plus là.
Pour Julie, nous avions fait une commémoration au centre-ville de Sherbrooke un an après son décès. Nous voulions dire aux politiciens et aux décideurs publics que nous n'oublierions jamais, que chaque année des gens sont assassinés et leurs familles n'ont pas de soutien. Mais à ce moment, nous défendions une cause.
J'ai l'impression très forte que le destin de mes deux filles était intimement lié. C'est Julie qui a allumé la cause que nous défendons et c'est Isabelle qui l'éclaire tous les jours.
Quand une personne est assassinée, il arrive souvent que la famille ne puisse pas voir le corps. Vous avez vécu les deux situations. Quelle différence avez-vous constatée ?
Dans le cas de Julie, le corps a été retrouvé une semaine après sa mort. Il était déjà en décomposition. Nous n'avons pas pu la voir. Donc, Julie, quelque part, est toujours vivante. Nous ne l'avons pas vue morte. Quand Isabelle est morte, nous l'avons touchée, elle était froide. Diane a dit : « elle est partie, elle n'est plus là, ce n'est qu'une enveloppe ». On n'a jamais pu dire cela de Julie, ce qui rend le décrochage plus difficile.
Les parents disent parfois que s'ils perdaient leur enfant, ils en mourraient. Qu'avez-vous découvert sur vous à la suite de ces tragédies ?
D'une certaine façon, on meurt avec notre enfant. Toutes les familles que j'ai rencontrées m'ont dit que quelque chose en elles est mort. Mais aussi, d'une certaine façon, d'autre chose a ressuscité. Notre famille n'est plus ce qu'elle était : ma femme et moi apprenons à vivre en couple sans l'interférence des enfants, sans la relation intense que j'avais avec mes filles mais avec une relation plus étroite avec mon fils. Donc, on meurt avec les enfants et on meurt longtemps ; ça coûte cher, on risque d'y laisser sa peau si on ne se rebâtit pas. Les familles qui m'ont semblé les plus abattues, les plus dévastées sont celles qui n'ont pas réussi à rebâtir une nouvelle famille et à trouver un sens à cette épreuve.
Avec ce que vous avez appris, quel conseil pouvez-vous donner aux gens en deuil ?
De parler. La pire chose, c'est le silence. Il faut exprimer ce que l'on vit. Je le découvre lors des rencontres avec les familles. Plus on en parle, plus on comprend ce qui est arrivé, plus on arrive à y donner un sens. Depuis l'épreuve, ces familles traînent un sac rempli de cailloux. Chaque fois qu'elles en parlent, elles perdent un caillou et le fardeau s'allège.
Arrivez-vous à vivre des moments de bonheur qui ne sont pas assombris par la douleur ?
Diane et moi sommes sereins dans cela. Nous n'avons pas de responsabilité dans la mort de nos filles. Malheureusement, nous avons tiré le mauvais numéro deux fois. Mais en même temps, je dirais que la mort de Julie m'a sorti d'un destin relativement banal pour m'amener vers ce que j'appelle ma mission. Je réalise dans ma vie des choses que je n'aurais jamais imaginées. Ça m'amène à penser que ma vie va être un grand succès. C'est chèrement payé, mais Julie a peut-être payé cela pour moi. Quelque part, sa mort est liée à ma vie et à cette cause. Je n'ai pas le droit de ne pas réussir. Mon échec serait d'enlever tout le sens à sa mort.
Entrevue et texte : France Denis
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Printemps 2007