En septembre 2003, Maryse Chartrand, son mari, Samuel, et leurs trois enfants, Andréanne, Félix et Élyse, s'envolent vers le voyage d'une vie : un an en camping autour du monde, du Mexique à l'Italie en passant, entre autres, par la Nouvelle-Zélande, les îles Tonga, l'Inde et le Vietnam. C'est un moment hors du temps pour ce couple de professionnels du milieu de la publicité, un monde connu pour ses horaires fous et ses exigences créatives. Tout au long du voyage, la famille documente ses moments les plus fous, les plus tendres, les plus et les moins heureux dans le but d'en faire un documentaire.
Mais à peine quelques mois après leur retour, Samuel est terrassé par une profonde dépression. Deux jours après avoir reçu l'aval pour réaliser leur documentaire, il s'enlève la vie. Courageusement, Maryse se redresse et réalise tout de même le film qu'ils caressaient. Mais si Le voyage d'une vie part toujours du voyage qui aura offert à cette famille montréalaise parmi les plus beaux moments de leur vie, il aborde aussi et surtout sa plus grande tristesse : la mort de Samuel. Et ouvre sur le phénomène du suicide chez les hommes, un véritable raz-de-marée qui emporte plus d'hommes entre 18 et 45 ans au Québec que n'importe quelle autre cause de mortalité.
Racontez-nous comment s'est passé le moment où Samuel est disparu.
Le matin, il est venu me reconduire au bureau et m'avait promis d'être rentré tôt à la maison avec les enfants. Pourtant, à 21 heures, il n'y était toujours pas et alors, vraiment inquiète, j'ai appelé la police. J'ai été très rassurée par leur professionnalisme : ils ont été très vigilants et proactifs. Je leur ai communiqué ma crainte et ils l'ont prise très au sérieux. Je savais Samuel en dépression, mais j'étais à mille lieues de le penser suicidaire.
La nuit passe sans que vous ayez de nouvelles de votre mari...
Cette nuit a été la pire de ma vie. De savoir quelqu'un que tu aimes en détresse sans pouvoir l'aider est extrêmement souffrant. Le pire était de ne pas savoir ce à quoi je faisais face. Avait-il perdu la tête? Était-il amnésique? Ou déjà mort? Je ne pouvais me résoudre à la réalité, car je contemplais l'inconnu. C'était de la torture. J'entendais une voiture, je me jetais à la fenêtre. J'ai vérifié mille fois que le téléphone était bien raccroché. Je faisais des petits gestes insignifiants pour m'accrocher à quelque chose.
Le matin, la police m'a appelée pour me dire que Samuel avait pris ses messages sur son cellulaire. Cela a été un immense soulagement : il était donc vivant et il y avait encore quelque chose qui le raccrochait à la vie. Je lui avais laissé tant de messages compréhensifs, amoureux : « Samuel, ta place est ici avec nous : viens à la maison, je sais que tu ne vas pas bien ». Je sentais qu'il allait revenir.
Mais la journée est passée. Sans nouvelles, j'ai laissé encore plusieurs messages. Vers 2 h du matin, la police a frappé à la porte. Une policière m'a dit : « On a retrouvé votre mari. Il s'est ôté la vie. »
Comment avez-vous réagi?
On m'a remis ses clés et son porte-monnaie et cela a été pour moi un geste d'une extrême violence. Comme si on le réduisait à ces objets banals. J'ai tout lancé à l'autre bout de la pièce, en criant « Mais qu'est-ce que tu as fait là? » À cet instant précis, tout s'est écroulé : toutes les valeurs, la façon que je me définissais et que je définissais notre relation. Le suicide lave tout, remet tout en question, ne laisse rien.
Dans un décès d'une autre nature, on peut se raccrocher à l'amour qui est là, les dernières conversations avant la mort. Mais n'ayant pu poser mes questions, elles restaient en suspens : Comment a-t-il pu faire ça? Il ne nous aimait pas assez? Il ne sentait pas qu'on l'aimait? Je sais maintenant que l'erreur est de penser que le suicide est un choix. Ce n'est pas un choix.
À quoi se raccroche-t-on alors?
J'ai appelé tous mes proches, frères, sœurs, amis, à trois heures du matin. Je tenais à annoncer le décès moi-même, pour reprendre un peu de ce contrôle sur ma vie que je venais de perdre. Je crois qu'à ce moment, j'avais besoin de sentir la vie qui continuait, car Samuel, en s'enlevant la vie, emportait une bonne partie de la mienne.
La plus grosse partie de ma vie était nos 18 ans de mariage, nos 3 enfants, à qui je devais annoncer la nouvelle à cinq heures du matin. J'avais tellement peur pour eux, peur que ce soit un courant tellement fort qu'il les emporte. J'avais peur qu'ils soient détruits, que cela soit anéantissant d'avoir à porter cette tare du suicide de leur père. Et surtout, je ne voulais pas briser ce lien très fort d'amour qui les liait à leur père.
Comment annonce-t-on une telle nouvelle à ses enfants?
J'ai voulu vérifier que le lien d'amour entre les enfants et Samuel était intact en leur demandant : Êtes-vous certains que papa vous aime? Et êtes-vous sûrs que vous aussi vous l'aimez? Ils n'ont pas hésité un moment. J'ai ajouté : Êtes-vous sûrs que vous vous aimez? Car papa ne s'aimait pas. Et c'était là la différence entre Samuel et les enfants.
J'étais très inquiète pour eux : mon deuil devenait presque secondaire au leur. Mais les spécialistes consultés ont été formels : dans un deuil comme celui-là, l'enfant prend modèle sur le parent survivant. Soucie-toi de vivre ton deuil et tes enfants vont calquer sur toi.
Dans le documentaire, vous racontez qu'au service funéraire de Samuel vous avez demandé aux personnes présentes de ne pas voir vos enfants comme des victimes. Pourquoi?
Durant notre voyage, nous avions fait du travail humanitaire au Honduras auprès d'enfants très défavorisés. Je voulais tous les sauver et me sentais très impuissante. À un moment, j'ai compris que mon attitude victimisante les maintenait dans un cul-de-sac. En les voyant en victimes, je ne pouvais voir leur courage, leur persévérance, leur incroyable force de vie. En les voyant comme des héros plutôt que des victimes, je n'étais pas la même personne avec eux.
Quand Samuel est décédé, j'ai tout de suite pensé à ça. Il ne faudrait surtout pas que les gens voient mes enfants comme des victimes. Car cette différence de perspective se sent et quand une personne sent que tu crois en elle, ça se sent aussi.
Comment se sont passés les premières semaines, les premiers mois suivant le décès de Samuel?
Je n'ai pas tout de suite senti le manque de sa présence parce que j'étais occupée à survivre! Il fallait d'abord voir au fonctionnement du quotidien : la maison, les enfants, les détails liés au décès. C'est seulement une fois que j'ai constaté que notre famille tenait encore, peut-être six mois après son décès, que j'ai senti son absence au quotidien.
Le plus drôle, c'est qu'on m'aurait dit que j'aurais à vivre ça et je ne m'en serais pas sentie capable. Et pourtant, on le vit et on trouve les ressources... comme le dit Boris Lemay, « Tout comme le bonheur n'est pas pur, le malheur non plus. » Il y a des moments où je souriais, même tôt après son décès. J'ai alors douté de l'amplitude de mon amour envers lui, car je n'étais pas démolie, je fonctionnais. Pourtant, le deuil normal, c'est ça! On vit quand même des moments de bonheur et oui, on y a droit! Cela a été la partie la plus difficile dans mes relations avec les autres. Je n'osais pas trop dire que oui, j'allais bien, je me retenais. Je tempérais mes propos, parce que j'avais peur d'être jugée. C'est très souffrant aussi, de ne pas être honnête par rapport à ce que tu vis.
C'est donc dire qu'il y aurait un « protocole » du deuil?
Je crois que oui. La société nous dit : « plus tu as aimé une personne, plus tu souffres. » C'est comme si on n'avait pas le droit de vivre notre deuil comme on le vit. Pourtant, le deuil est unique à chacun et à la nature de chaque relation. On ne vit pas de la même façon le deuil de son mari ou celui de son père. Et c'est possible de vivre du bonheur et éventuellement, d'être heureux à quatre, sans Samuel. La vie était bien différente, certes, mais ni mieux ni pire qu'avant. J'ai senti que le protocole du deuil nous empêchait de l'admettre ou de voir les belles choses qu'il peut rester dans la vie. Comme si le simple fait de le dire dévaluait l'amour. Pourtant non, j'ai adoré Samuel, j'ai été très amoureuse de lui et je peux quand même être heureuse après lui. Ça veut dire que je m'aime et que j'aime la vie, c'est tout.
Comment êtes-vous arrivée à vivre un deuil qui nous paraît alors presque serein?
J'ai été très active dans mon deuil et je pense que ça a été extrêmement bénéfique. J'en ai parlé énormément et je suis allée chercher des réponses! Pendant les six premiers mois, j'en ai parlé tous les jours avec une copine thérapeute jusqu'à une heure, deux heures par jour. J'avais besoin tous les jours d'évacuer ce que je pensais, de poser les questions même si on ne trouve pas toutes les réponses.
Quand on est active, on renonce à être une victime. On se dit : j'ai tel problème, qu'est-ce que je fais? Pour moi, les pires moments ont été ceux où j'ai basculé dans la victimisation : « Pourquoi moi? Il me semble que je ne mérite pas ça! » Mais il n'y a pas de réponse à ça et c'est un questionnement circulaire, stérile. Le « pauvre petit de moi » est une position très souffrante. Et être active, ce n'est pas de s'étourdir à faire plein de choses : c'est prendre le temps de formuler ses questionnements et d'y répondre, d'écouter ses émotions et de les comprendre.
Dans le documentaire, vous dites qu'être victime c'est un cul-de-sac aussi souffrant que stérile. Mais peut-on faire autrement au début?
Je pense que c'est un passage obligé. Mais rapidement, il faut voir que ça ne soulage pas. Il y a de la tristesse dans laquelle on peut se noyer et de la tristesse qui soulage. La tristesse dans laquelle on se noie, c'est d'être victime : ce sont des larmes qui font tourner en rond. Les larmes qui soulagent sont ancrées dans le moment présent : « je suis monoparentale avec trois enfants, c'est une grosse responsabilité. Je pleure parce que je suis angoissée et ça me fait du bien. » Les larmes qui soulagent nous approchent de la guérison.
Quel rôle le documentaire a-t-il joué dans votre deuil?
Mon film a été une thérapie, rien de moins. J'ai pu consulter des experts en suicide, en deuil et aller chercher des réponses à mes questions. Mais surtout, en visionnant les séquences de notre voyage, j'ai pu vraiment voir que Samuel nous aimait. Et chaque fois que je le voyais à l'écran, je le voyais heureux. Oui, il était un homme qui aimait la vie, un vrai épicurien. C'est donc possible d'aimer la vie et de mourir par suicide. D'ailleurs, ceux qui ont fait des tentatives de suicide le disent : ils voulaient mettre fin à la souffrance, pas à la vie.
Vous n'avez donc pas cessé de porter Samuel en vous...
Dans l'année qui a suivi son décès, Samuel a été plus près de moi que quand il était vivant. Une personne humaine est beaucoup plus que juste sa présence physique. Il était présent dans mes pensées, dans mon travail grâce au film et dans tout le processus du deuil que j'ai dû faire suite à son décès. À un moment, j'ai dû arrêter de me battre contre son décès, j'ai accepté qu'il était décédé et j'ai compris que Samuel était tellement plus que juste sa personne physique : il était dans mes souvenirs, dans nos trois enfants, dans tout le cheminement que je faisais et pourtant, il était décédé. Avant son décès, je voyais la mort comme une finalité. Plus maintenant.
Après son décès, j'ai eu plusieurs rêves dans lesquels il me parlait. Je l'ai souvent senti près de moi. Je lui ai proposé une sorte de partenariat, lui, où il était et moi, ici. J'avais encore besoin de lui, pour moi et pour les enfants. Et je sentais qu'il pouvait quand même y avoir une relation, même si c'était seulement dans mon cœur. Les choses que je lui aurais dites de vive voix, je lui disais dans mon cœur. Et ça m'aidait.
La mort ne serait donc pas une finalité?
Non, la mort met fin à une partie de la relation, mais pas tout. Et il faut nourrir ce qui reste. C'est ce que je fais avec les enfants : Félix a le sens de l'humour de son père, Andréanne est cinéphile comme Samuel, Élyse adore cuisiner comme son père. J'encourage ce lien qui unit les enfants à leur père. À comprendre que même si Papa est mort, il y a quelque chose qui perdure et qui vit à travers eux.
Et moi, je sais que je suis la personne que je suis en grande partie à cause de lui. Je suis beaucoup plus en paix et je me sens mieux que jamais. Comme si le décès avait décapé le superflu et m'avait ramené à l'essentiel, aux valeurs profondes. Et plus on se rapproche de l'essentiel, plus on se rapproche de soi.
Aujourd'hui, je suis bien et je l'apprécie d'autant plus que mon mari a souffert de dépression. La santé mentale est le bien le plus précieux qu'on puisse avoir. Samuel avait tout : un beau couple, des enfants en santé, une bonne santé financière, mais il avait une santé mentale fragile. C'est tout ce qui lui manquait, finalement.
Où en êtes-vous dans votre deuil?
Pour moi, le deuil, c'est l'acceptation complète du décès de l'être aimé. Dans cette perspective-là, mon deuil est complet. Mais ça ne veut pas dire qu'on n'a plus jamais de peine ou qu'on n'y pense pas. Quand on accepte, on ne résiste plus et on est en paix. Aujourd'hui, quand je pense à Samuel, je ressens un sentiment de gratitude pour tout ce qu'on a vécu ensemble et tout le chemin que cet événement m'a fait faire.
Je comprends maintenant que tout le contrôle que je pensais avoir sur la vie est illusoire. La permanence n'existe pas. Plutôt que d'engendrer de l'anxiété, je me dis : je n'ai pas de contrôle, alors il y a autre chose qui contrôle ma vie. Alors, plutôt qu'avoir confiance en moi, j'ai confiance dans la vie.
Et aujourd'hui?
Je suis retombée en amour, avec un veuf! Ça m'a pris deux ans avant de sentir que je pouvais m'imaginer amoureuse de quelqu'un d'autre. Je ne cherchais pas l'amour et à 46 ans avec trois enfants, les chances étaient minces! Surtout, ayant déjà vécu 18 ans d'amour, c'était déjà bien plus que bien des gens.
Quand j'ai rencontré François, mon Dieu, quel cadeau! Quand on a mis une croix sur quelque chose et que ça nous est donné, c'est comme une renaissance. J'apprécie plus être avec François aujourd'hui que j'appréciais être avec Samuel. Pas parce que j'aimais moins Samuel, mais plutôt que je sais combien cela peut être éphémère. Puisqu'il a perdu sa femme, nous sommes les deux conscients de cette fragilité et nous savourons ce qui nous est donné. C'est réellement un cadeau.
Entrevue et texte : Andrée-Anne Guénette
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Printemps 2009