Marie-Claude Savard : Ces deuils qui transforment

Enfant unique, Marie-Claude Savard se retrouve sans père ni mère à 39 ans. Plutôt que de se laisser aller à l'amertume devant le vide familial créé par leur départ, elle préfère se mettre à l'œuvre pour redéfinir sa vie. De nouvelles valeurs émergeront de cette période difficile, et c'est avec courage qu'elle entreprendra des changements importants qui bouleverseront son quotidien... ainsi que son entourage. Du coup, ce petit bout de femme perdra bon nombre de repères sécurisants. Loin d'être découragée par ce branle-bas de combat, elle placera chaque morceau de sa nouvelle vie avec la certitude d'avancer dans la bonne direction. Ces deuils, bien que souffrants, lui ont apporté un équilibre intérieur qui se reflète sans réserve dans ses rires comme dans ses pleurs, et qui témoigne d'une âme mûrie par l'effet de l'épreuve.

En peu de temps vous avez perdu votre père et votre mère. Dans quelles circonstances sont-ils décédés?

Mon père est décédé en août 2008, il souffrait d'emphysème depuis quelques années mais les symptômes venaient à peine d'apparaître. Il a été hospitalisé brièvement en juillet pour insuffisance pulmonaire. Un mois plus tard, je suis allée chez lui pour déjeuner et je l'ai trouvé mort dans son lit. Je dois dire que ce fut un choc, parce que mon père n'avait que 60 ans, et le personnel médical lui donnait encore 5 à 10 ans de qualité de vie. Alors je m'attendais à l'avoir encore pour un bon bout de temps. Deux jours après son décès, ma mère est allée à la clinique pour une toux. C'est une femme qui courait les marathons et qui était en pleine forme. Ils ont diagnostiqué un cancer du poumon en phase terminale, elle qui n'avait jamais fumé. On lui donnait trois mois. À l'âge de 37 ans, je me voyais perdre mes deux parents coup sur coup... Finalement, ma mère est décédée un an et huit mois après la mort de mon père.

Aviez-vous eu le temps de faire le deuil de votre père?

Je ne le sais pas. Il y a tellement de choses à faire quand quelqu'un tombe malade. C'est un vrai tourbillon. J'étais beaucoup dans l'action et j'ignore jusqu'à quel point c'est bon ou pas. Des fois, je me demande si j'ai bien vécu ce deuil étant donné que j'étais tellement occupée par la maladie de ma mère.

Comment avez-vous réagi quand vous avez trouvé votre père?

Le premier contact avec la mort n'est jamais évident. Mais trouver un mort dans son lit, ça c'est paniquant. Quand je suis entrée chez mon père, je sentais que quelque chose n'allait pas. Je savais que j'étais en train de vivre un moment anormal. Puis, lorsque je l'ai vu, j'ai gelé, comme si j'étais anesthésiée. Les nerfs me tenaient debout, un peu comme un champ magnétique tient des morceaux ensemble. J'étais paniquée, le cœur me débattait et je ne savais pas quoi faire. J'avais l'impression que je me déplaçais lentement, tout était décalé. Finalement j'ai appelé le 911. Ils l'ont amené à l'hôpital pour constater son décès et là, tout s'est effondré à l'intérieur de moi. Par contre, le fait d'avoir trouvé mon père mort a été une expérience très importante pour me préparer à la mort de ma mère.

Qu'en a-t-il été lors du décès de votre mère?

Elle était à l'hôpital depuis peu de temps. Ma mère ne voulait pas aller aux soins palliatifs, car, pour elle, cela signifiait souffrir longtemps. On devait l'opérer le soir de Pâques, mais ma mère ne voulait pas d'acharnement thérapeutique, et je préférais parler à l'oncologue pour savoir si ça valait le coup. Je leur ai donc dit d'attendre afin de prendre une décision éclairée. Je suis rentrée chez moi le dimanche de Pâques à 21 h, et à 4 h du matin, ils m'ont appelée pour dire que ça n'allait pas du tout. Au moment où tout a commencé à vraiment mal aller pour ma mère, son cœur s'est arrêté. Quand je suis arrivée à l'hôpital quelques minutes après l'appel, j'ai eu dix secondes. Dix secondes de contact. Elle était en panique, les machines sonnaient, mais j'ai eu le temps de lui dire que j'allais être là et qu'elle ne serait pas seule. Comme j'avais déjà été en contact avec un mort, j'avais moins peur de vivre ce moment. On était ensemble, toutes les deux, puis j'ai pris sa main. J'étais contente d'être avec elle.

Comment vit-on le décès de ses parents quand on est enfant unique?

Quand tu es enfant unique, ta vie tourne autour de tes parents la plupart du temps. Dans mon cas, j'étais vraiment la seule qui pouvait les appeler ou aller les voir. Mes grands-parents étaient décédés, mon père était fils unique et ma mère avait deux frères avec qui elle n'entretenait aucun lien. Par conséquent, j'étais la seule à vivre leur mort avec autant d'intensité. Cependant, même si j'ai eu beaucoup de chagrin et de colère, je ne suis pas sortie de là aigrie. Quand mes parents sont morts, oui j'ai perdu mes repères, mais depuis, j'en ai trouvé d'autres qui sont beaucoup plus ancrés en moi. C'est ce qui fait que je me sens plus solide aujourd'hui.

Vous mentionnez que la relation avec votre mère s'est transformée vers la fin. Était-ce votre souhait?

Mes parents étaient divorcés depuis de nombreuses années. Ma mère m'a élevée seule. C'est clair qu'on vivait en symbiose, ce qui parfois était malsain. Pendant sa maladie, ce n'était pas toujours facile entre elle et moi. Ce fut une longue période de prise de conscience où j'ai revisité ma relation mère-fille. J'ai pris soin de ma mère toute ma vie. J'étais en quelque sorte la mère de ma mère. Elle avait laissé son emploi à l'âge de 50 ans et c'est moi qui la faisais vivre en attendant qu'elle se remette sur pied... jusqu'à ce qu'elle tombe malade à 59 ans. C'est là que j'ai décidé de reprendre mon rôle d'enfant. Toute ma vie, je m'étais occupée d'elle, et où ça nous avait menées? Pas à bon port, de toute évidence. Souvent, j'avais l'impression qu'il fallait que je m'occupe de tout le monde pour être aimée. Me faire violence pour répondre à des attentes était tout à fait normal. Maintenant, je n'accepte plus de rester coincée par les attentes des autres et je suis capable de vivre des grands bonheurs.

Ça prend du courage pour entreprendre ce genre de démarche en de telles circonstances.

Je n'avais pas le choix. Je trouvais ça difficile, car vu sa maladie, je me disais que ce n'était pas le moment. Mais si je ne saisissais pas l'occasion pour rétablir la situation avant sa mort, je savais que je le regretterais. Avec mon père, l'essentiel avait été dit. Mais avec ma mère, tout le chemin était à faire. Des fois, je me dis que ce n'est pas pour rien qu'on a eu 20 mois pour démêler notre relation. C'était compliqué et j'avais l'impression d'être cruelle par moment. J'avais deux thérapeutes pour m'aider. Délimiter la place de l'aidant naturel et la place de l'enfant, ce n'était pas évident. Sans compter que parfois, les travers de ma mère me tapaient sur les nerfs. Évidemment, après on se sent coupable d'avoir eu un tel sentiment. Mais ça ne sert à rien de se culpabiliser, on est des êtres humains et on fait du mieux qu'on peut dans les situations qu'on vit.

Comment votre mère a-t-elle réagi?

Ma mère avait l'habitude de se fier sur moi. Par exemple, elle voulait que je lui trouve un groupe de soutien. De mon côté, je voulais qu'elle reprenne sa vie en main; je l'ai donc invitée à chercher par l'entremise de Google. Je savais, pour l'avoir vérifié, qu'elle trouverait dès le premier résultat. Comme je refusais de faire les démarches pour elle, on s'est chicanées parce qu'elle se sentait rejetée. Je devais être ferme avec elle, afin qu'elle reprenne son pouvoir. Finalement, non seulement elle s'est trouvé un groupe de soutien, mais elle a été bénévole et est devenue un modèle. En bout de ligne, quand elle est décédée, ce n'était plus la même femme. Elle était en paix avec elle-même et j'étais fière d'être enfin sa fille. Il y a eu une transformation de part et d'autre, on a fini par se rejoindre et se quitter en paix.

Après son décès, vous avez pris trois mois d'arrêt de travail. Comment les avez-vous passés?

Au début, je me tenais occupée. On a besoin d'apprivoiser le vide, vous savez. Comment fait-on ça? Le premier réflexe est de le remplir. Et c'est ce que je faisais. J'essayais de me reposer, mais en même temps je n'en avais pas le goût. Alors j'ai fait du ménage; j'ai lavé mes fenêtres, j'ai fait du lavage et du repassage. Ça m'aidait à décrocher. Après trois semaines, ce sont les émotions qui sont remontées. J'ai dû apprendre à vivre avec la douleur, apprivoiser la nouvelle réalité. C'est bien beau de se tenir occupé, mais la douleur, il faut la vivre. J'ai pleuré beaucoup. Puis, j'ai eu le goût de reprendre la vie, mais pas de la même façon.

Diriez-vous que le deuil vous a permis une ouverture sur une vie nouvelle?

À travers les deuils, il y a une redéfinition de soi. Je dirais même qu'il y a parfois une renaissance. Paradoxalement, le deuil raccroche à la vie. On apprend à mieux vivre et de manière plus authentique. On ne vit plus nécessairement les mêmes choses et on va à l'essentiel. C'est une occasion de faire le point et de réévaluer les choix qui ont été faits. Ça se traduit différemment d'une personne à l'autre, mais dans mon cas, je me suis sentie libérée d'énormément de peurs et d'angoisses. C'est ce qui m'a permis de me séparer de mon conjoint et de quitter mon travail à Salut Bonjour. Je ne pouvais plus construire ma vie sur des considérations de stabilité. J'avais besoin de plus d'espace. J'avais besoin d'être plus libre encore. Je travaillais tout le temps, ça ne pouvait pas être ça la vie. En tout cas, ce n'était plus ce que je voulais. Avec la mort de mes parents, mes valeurs ont changé, maintenant je suis moins attachée aux résultats.

On est porté à croire qu'il est plus difficile de vivre un deuil quand le décès est subit que lorsqu'on a le temps de se préparer. Est-ce le cas?

J'ai essayé d'analyser après coup avec des amis. Je ne sais pas si une chose est mieux qu'une autre. Honnêtement, c'est différent. Ça dépend de l'état de la relation. C'est sûr que dans le cas d'une mort subite, il y a plus de culpabilité et de remise en question, alors que dans le cas d'une maladie, tu as du temps pour réfléchir et dire ce que tu as à dire. Mais ça ne veut pas dire que les gens mettent ce temps à profit. Que ce soit un décès subit ou un décès annoncé, le deuil c'est le deuil. J'ai passé un an et demi avec mère, et pourtant, les mêmes émotions remontaient. Au début on est en déni, après on se sent coupable... on passe par les mêmes étapes finalement.

À l'adolescence, vous avez fait une dépression. Le fait de vivre deux deuils intenses dans un court laps de temps vous a-t-il fait craindre de perdre à nouveau votre équilibre?

Personne n'est à l'abri, on peut toujours perdre l'équilibre. Évidemment, quand tu as fait une dépression, tu es plus à risque. Mais puisque j'étais déjà passée par là, je savais quoi faire et j'étais plus outillée. Le chemin avait déjà été défriché et ça ne m'inquiétait pas. Au contraire, rapidement je suis allée consulter, j'avais besoin d'aide professionnelle. Puis, je me suis remise à faire mon yoga et ma méditation. Il fallait que je m'accroche, que je sorte de chez moi et que je fasse quelque chose de positif. L'important était de rester en contact avec les autres, peu importe qui. Partager, s'ouvrir. Quand on s'ouvre aux autres, on reçoit. Souvent on a le réflexe de se refermer ou de faire semblant que tout s'est replacé. On ne veut pas imposer nos états d'âme à nos amis qui sont retournés à la vie normale après deux semaines. Mais le deuil, c'est long. C'est important de ne pas le mettre de côté, de ne pas abandonner, et de ne pas faire semblant que ça n'existe plus.

Vous avez écrit un livre1 relatant vos deux dernières années; l'objectif était-il principalement thérapeutique?

Un jour, je me suis réveillée à 4 h du matin et je me suis demandé si j'allais me souvenir de tout ça. Étant donné que je n'ai ni frère ni sœur, j'avais la charge de garder l'histoire vivante. Alors j'ai commencé à écrire. Je sentais le besoin d'aller me replonger là-dedans. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs, mais ça me faisait du bien. J'ai été très honnête, j'ai dit les vraies choses. Dans la mort, parfois on idéalise, mais moi je n'ai pas voulu faire ça. Je n'ai pas ménagé de sensibilités et je n'ai rien censuré. Ce que j'ai écrit, c'est vraiment l'amour d'une fille pour ses parents, à travers la réalité des relations qui ne sont pas toujours faciles. J'ai écrit ce livre aussi pour aider ceux qui accompagnent un proche en fin de vie. C'est bon de se faire dire que ce n'est pas évident de changer un pansement. Que des fois tu es à bout et impatient. Vers la fin, je n'étais plus capable. J'ai souvent dit que le décès de ma mère a été un soulagement pour moi, mais il y a des gens qui ne comprennent pas. À un moment donné, c'est tellement intense et angoissant qu'il arrive une journée où tu es prêt à les laisser aller. Je voulais partager mon expérience, car souvent c'est ça la réalité. J'imagine que certaines personnes vont se reconnaître et peut-être, je l'espère, se déculpabiliser.

À présent, que reste-t-il de vos parents dans votre vie?

Après leur décès, j'ai mis ensemble l'album photo de mon père et celui de ma mère pour créer une sorte d'archive. Lorsque je regarde tout ça à la lueur de ce que j'ai appris, je comprends mieux qui ils étaient. Quand les gens meurent, tu découvres leur univers personnel. Tu rencontres leurs amis aux funérailles et, à travers leurs témoignages, tu réalises qu'ils parlent de quelqu'un que tu ne connais pas. C'est comme si tu découvrais une nouvelle personne. Tu perds une mère, mais tu découvres la femme qu'elle était pour d'autres, les gens qu'elle a aidés. Quand mon père est décédé, je n'avais jamais réalisé auparavant qu'il était amoureux de la technologie. Jamais mon père ne me parlait de ça, alors je lui achetais des cannes à pêche pour sa fête. Avoir su, je lui aurais acheté un clavier sans fil. Je ne connaissais pas cet univers de lui. Je me dis que si à travers la mort on peut découvrir l'envergure des gens, rien ne nous empêche de le faire de leur vivant. Derrière les petites choses qui dérangent et qui limitent nos relations, il y a des richesses qu'on ne soupçonne pas.

Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Octobre 2011

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1. Orpheline, aux Éditions Libre Expression.

Vivre le deuil à 15 ans