Lise Thibault : La force d’avancer

En pleine adolescence, Lise Thibault subissait un accident de traîneau. Les années qui ont suivi ce malheureux événement ont été ponctuées de souffrances et de restrictions, d’accalmies et de rémissions. C’est à l’âge de 25 ans, au moment de mettre au monde son deuxième enfant, que les complications se présentent. Au terme d’un coma de cinq jours, d’embolies et d’une lutte pour sa vie, elle se réveille. Paralysée de la taille aux pieds.

Aujourd’hui, devenue Lieutenant-gouverneur du Québec, l’honorable Lise Thibault nous livre son témoignage.

À 61 ans, Lise Thibault fait du ski, joue au golf, parcourt 150 000 kilomètres par année pour rencontrer les gens et participe à plus de 700 activités. « Un handicap, quel handicap ? »

Sa sérénité est remarquable. « Un handicap n’est pas l’extinction de la vie et de ses possibilités. Ce n’est pas la fin de quelque chose, mais la porte ouverte sur autre chose. » Partout où elle va, elle livre ce message empreint d’humanisme et de détermination.

Elle n’aime pas le mot « malheur ». « On peut avoir des contrariétés qui nous dérangent et, souvent, nous permettent de grandir ». La grande dame que nous avons rencontrée à son bureau de Québec se déplace sur quatre roues. Mais elle se tient debout.

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Vous avez vécu des deuils importants avec le départ de vos parents et de vos grands-parents. De quelle façon la perte de l’usage de vos jambes s’apparente-t-elle à un deuil ?

Je pense que, pour passer à travers un deuil, il faut voir une extension de la vie. Quand j’ai perdu mes parents et mes grands-parents, ma foi m’a permis de continuer à rester en communication avec eux, sur un autre niveau. Les sens qui étaient habitués d’entrer en relation avec ces gens-là ne travaillaient plus de la même façon. Je n’avais plus besoin de ma voix pour leur parler, de mes oreilles pour les entendre, de mes yeux pour les voir et mes mains pour leur toucher. Mais ce n’était pas la fin.

Quand, un jour, on vit un accident de parcours qui vient contrecarrer nos projets, c’est encore un deuil. Les gens qui ne s’en sortent pas sont ceux qui pensent que tout est fini. Quand il faut apprendre à vivre avec un corps différent, un corps où tes jambes ne sont plus l’outil de transport, c’est un deuil.

Il faut être capable d’identifier des mentors, des gens qui ont vécu des choses semblables aux nôtres et qui ont trouvé le moyen de s’en sortir, de vivre de façon différente et de réussir leur vie. On découvre alors, comme dans un processus de deuil, qu’il y a une vie après l’épreuve.

Qu’est-ce qui vous manque le plus dans la perte de vos jambes ?

C’est gros ce que je vais vous dire, mais si l’humain avait à choisir entre perdre ses bras, la vue, l’ouïe, ou perdre ses jambes, je pense qu’il choisirait les jambes. Perdre l’usage des jambes, ça ne nous empêche pas de vivre. Si on perd nos bras, comment on s’habille ? comment on écrit ? comment on peut prendre un enfant dans ses bras, toucher à quelqu’un, faire un geste d’amour ?

On peut compter sur les béquilles, les cannes, les marchettes, le transport adapté. Tout s’est mis au service de ceux qui ont perdu l’usage de leurs jambes. L’intégration des personnes handicapées se fait « plus facilement » si vous avez un handicap aux jambes que, par exemple, pour les gens qui sont touchés par la maladie mentale. Mais on est plus porté à s’attendrir, à se questionner, à se remettre en question par rapport à ce qui va nous surprendre physiquement.

On dit que, dans un deuil, il faut donc parfois aller jusqu’au fond de l’abîme pour mieux en émerger. Avez-vous vécu des périodes très noires après la perte de vos jambes ?

Le plus difficile, c’est quand je suis sortie du coma et que j’ai réalisé que j’étais vivante. Je me suis demandée, « maintenant, tu vas vivre comment ? » Et puis, ce n’est pas seulement toi. Ta réaction à toi par rapport à ce bouleversement, c’est une chose, mais c’est aussi la réaction des autres qui est importante. Les autres ne savent pas comment agir.

Dans un deuil, les gens n’osent pas donner un coup de téléphone parce qu’il ne savent pas quoi dire. Quand ils sont au contact des mourants, ils ne savent pas s’ils peuvent parler de la mort : ils ont peur d’avoir des sanglots ou des émotions qu’ils ne pourront pas contrôler. C’est toujours la peur.

Ce sont nos propres attitudes et aptitudes à faire face à une nouvelle condition qui fait qu’on garde espoir ou qu’on le perd. Quand on vit cela, on ne sait pas comment, mais on sait qu’on va s’en sortir.

J’ai eu la chance d’avoir autour de moi des personnes qui m’ont bien accompagnée et avec qui j’ai été capable de parler, de laisser sortir mes émotions, mes angoisses, mes peurs.

C’est difficile d’apprendre à se faire aider ?

Non, mais seulement à partir du moment où l’on se pose la question : Comment réagirait-on soi-même si un proche était dans la même situation ?

Je me rappellerai toujours de la première année où je suis rentrée dans ma maison. Jamais je n’avais connu ça sortir de la maison juste pour aller sur la galerie. Une voisine qui avait vu mon mari me transporter était venue me visiter à la maison pour me dire « Madame, il fait beau; que diriez-vous que je vous sorte sur la galerie ». J’ai fait une grande réflexion comme si elle me proposait d’aller en Asie. Et j’ai accepté. Puis elle me dit « Si vous avez besoin, ne vous gênez pas et appelez-moi ». Ca faisait cinq minutes que j’étais dehors, que déjà j’avais des sueurs, le soleil m’aveuglait. J’ai été obligée de l’appeler. J’étais tellement gênée de l’avoir dérangée pour si peu de temps. Elle m’a redemandé pour sortir et je trouvais toujours des raisons pour ne pas le faire, jusqu’à ce que je réalise que c’était aussi un cadeau que je lui faisais.

Quand on demande un service à quelqu’un, on le demande à des personnes qui vont le mieux nous comprendre et qui vont prendre plaisir à le faire. De fait, on leur fait cadeau de notre confiance. Mais ça, ça prend du temps, beaucoup de temps.

Diriez-vous que votre épreuve vous a fait grandir ?

Absolument. Toutes les rencontres, toutes les découvertes, toutes les joies et toutes les épreuves nous font grandir. Et c’est ce qui fait qu’on devient ce que l’on est.

Quand j’ai été assermentée comme lieutenant-gouverneur, j’aurais pu inviter plein de notables; j’ai plutôt choisi d’inviter des gens qui m’ont permis d’être et de devenir, des gens qui ont partagé avec moi des espérances, des expériences, des folies, des rêves, des gens qui ont partagé le labeur. Je tenais à inviter les personnes qui m’ont permis de devenir Lise Thibault. Quand on prend le temps de s’arrêter et de se rappeler qui a eu de l’importance dans la vie, on se rend compte que ce ne sont pas toujours les gens qui ont été là le plus longtemps. Souvent, ce sont des gens qui ont dit un mot, qui nous ont pris par la main et qui ont pris le temps de nous écouter qui nous ont le plus influencés.

On reçoit de grandes leçons de vie des gens qui ont vécu des épreuves. Faut-il avoir vécu un grand malheur pour apprendre à mordre dans la vie comme vous le faites ?

Est-ce que ça serait triste d’arriver à la constatation que c’est par la souffrance qu’on grandit ? Mais c’est peut-être la réponse. Je passe mon temps à dire qu’il faut arrêter de donner sans faire de l’éducation. C’est sûr qu’on peut se sentir bon d’aller porter un repas ou d’acheter quelque chose à quelqu’un. Mais quand on apprend à côtoyer cette personne, quand on lui fait pousser des ailes, qu’on lui redonne sa dignité et sa fierté, c’est absolument extraordinaire.

Est-ce qu’il faut absolument avoir souffert, ou faut-il simplement être conscient qu’on est ici sur cette planète juste pour un certain nombre d’années ? On peut faire de notre vie ce qu’on fait avec l’argent : on peut la gaspiller.

Finalement, la vraie question c’est : Qu’est-ce qu’on souhaite laisser quand on va partir ? Moi, quand je vais partir, je voudrais surtout qu’on se souvienne du bon temps, du temps où on s’est aimés, du temps où on a observé des choses, où on a créé des choses, du temps où on a été VIVANT.

Vous allez parfois rendre visite à des mourants dans des unités de soins palliatifs. Vous qui êtes une femme de lutte et d’espoir, comment réagissez-vous au contact de gens qui n’ont plus d’espoir ?

Je vous corrige tout de suite, ils ont de l’espoir. Ce n’est pas parce que la vie terrestre se termine que l’on n’a plus d’espoir. Leur plus grand espoir, c’est que les gens voient leur mort physique comme une libération.

Quand je me déplace auprès des mourants, que je peux leur tenir la main ou les prendre dans mes bras, je sens un grand partage. Je les remercie, comme chef d‘état, d’avoir été des citoyens; pour eux, c’est comme un baume. Qui se fait dire merci d’avoir été, pendant 40 ou 75 ans, un citoyen responsable, un citoyen engagé, un citoyen qui a mis au monde des enfants ? Qui ose te dire merci de ça ? Comme si la reconnaissance n’est pas une valeur qui a encore son importance à la fin de sa vie.

Et sur le plan personnel, ce contact vous amène-t-il à vous questionner sur votre vie et sur votre propre mort ?

D’abord, ça m’amène à réaliser que ce n’est pas parce qu’on approche du vieil âge qu’on a plus de chance de mourir. Je rencontre des jeunes de 15 ans, de 40 ans, de 60 ans que la mort vient visiter. Alors, il faut profiter de la vie, pleinement, profiter d’aujourd’hui qui est la seule journée qui nous appartient.

J’apprends aussi qu’il faut profiter de chaque chance que nous avons pour agrandir notre réseau, parce que la mort se charge de le rapetisser. Plus on vieillit, plus les gens que nous avons connus sont portés à disparaître. Tout au long de notre vie, il faut continuer à construire un réseau, pour ne jamais se retrouver seul.

Vous avez vécu des échecs et des déceptions, notamment dans votre carrière et dans le monde politique. Jamais on ne vous a vue afficher publiquement de l’amertume. Où puisez-vous tout cet optimisme, cette sérénité ?

Il n’y a rien qui arrive dans la vie qui n’est pas là pour nous apprendre quelque chose. Quand tu as foi en toi et dans la vie, tu sais qu’il va se passer quelque chose. Et il se passera des choses selon tes attitudes et selon tes aptitudes. Marilyn Ferguson, auteure de La Révolution du cerveau, a écrit : « Les attitudes dans la vie sont plus importantes que la vie elle-même. La plus grande découverte de ce siècle est le fait qu’en changeant sa façon de penser, on peut changer sa façon d’être. »

Si on voit tout comme négatif, si on voit toujours chez l’humain quelque chose qui, dans son corps ou dans sa façon de penser, vient t’agacer au lieu de regarder ce qui va t’émerveiller dans cette personne-là, à ce moment, on voit la vie avec un œil différent.

À une époque que l’on qualifie souvent de morose, vous portez un message rafraîchissant partout où vous allez. Est-ce qu’il vous arrive de vivre de l’indignation, d’avoir envie de prendre des gens par les épaules pour leur dire « Arrête de te plaindre, prend ce que tu as et fais quelque chose avec » ?

Ah oui. Entre autres, ça m’est arrivée alors que j’étais vice-présidente de la CSST, en relations avec les bénéficiaires. Il y avait un travailleur accidenté qui haïssait la CSST comme si la CSST l’avait démoli toute sa vie. Un jour, j’ai eu l’occasion de l’avoir devant les yeux et je lui ai dit : « Monsieur, qu’est-ce que vous voulez que vos enfants disent de vous quand vous serez parti. Que vous avez gaspillé votre vie, parce que vous avez eu un accident de travail, à haïr la CSST; ou si vous voulez qu’on dise que vous avez été un homme courageux, un homme qui s’est pris en main, et un homme qui, finalement, a été une inspiration pour les siens. »

Jamais personne n’avait eu le courage de lui parler comme ça. Je pense qu’il faut parfois avoir le cran de dire ces choses aux gens, en faisant en sorte qu’ils ne se sentent pas perdants, mais en leur faisant réaliser qu’ils doivent avoir assez de respect pour eux-mêmes pour arrêter de gaspiller leur vie.

Vous faites du ski et vous jouez au golf pour ouvrir des portes aux personnes handicapées. Vous sentez-vous toujours investie d’une mission ou arrivez-vous à le faire simplement, par pur plaisir ?

Tout le monde a une mission. Mais pour être un bon serviteur, il faut avoir du plaisir à le faire. Je dis toujours aux gens : « Si vous n’avez pas l’impression de travailler, c’est que vous êtes au bon endroit ». L’humain a le choix d’être au mauvais endroit toute sa vie ou d’avoir le courage de décider d’aller au bon endroit.

J’ai du plaisir comme une petite fille à jouer au golf et à faire du ski. Je l’apprécie comme pas un enfant ne peut l’apprécier. Je n’avais même jamais rêvé de faire du ski. Pour moi, c’était impossible. Ça m’a pris une saison avant d’être capable de regarder en bas. Mais quel plaisir j’ai à me rapprocher du ciel, à écouter le silence sur la montagne et à me faire dépasser par des gens qui crient « Bravo Madame ! On est fiers de vous ! »

Et c’est extraordinaire de faire en sorte de repousser les limites et d’ouvrir l’impossible à ceux qui sont dans la même condition que nous. Combien de fois ai-je rencontré un paraplégique sur la montagne qui m’a dit « Madame, c’est à cause de vous si je suis ici. » Et c’est grâce à ma fonction que quelqu’un a été mis sur mon chemin pour me dire que ça existait le ski pour les gens dans ma condition.

Vous êtes toujours attirée par le dépassement ?

J’ai le goût de faire avancer les choses, de faire avancer la vie. Quand j’aurai fini de porter dans mon cœur le poste de lieutenant-gouverneur et cette noble institution, j’aimerais que les gens disent « Elle a été là pour faire avancer les choses. » Ce serait ma plus grande récompense.

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