Le 7 mars 1992, la vie de Virginie Larivière bascule. À 13 ans, cette élève enjouée et sans histoires se métamorphose en une militante contre la violence à la télévision à la suite du viol et du meurtre de sa soeur Marie-Ève, de deux ans sa cadette. En quelques mois, elle recueille 1,3 million de signatures au bas d'une pétition qu'elle remet au premier ministre d'alors, Brian Mulroney. Parallèlement, sa cause l'amène à prononcer des conférences aux quatre coins du Québec et à lancer son message sur toutes les tribunes qui lui étaient offertes, au pays comme à l'étranger.
Presque dix ans après ces bouleversements, la jeune femme reste meurtrie, mais toujours aussi éprise de justice et des valeurs pacifiques. Plus question cependant de monter aux barricades. C'est plutôt vers l'Amérique centrale qu'elle met le cap pour quelques mois, sac au dos. Fuite en avant ? Pas du tout ! Simplement pour « vivre le plus intensément possible le moment présent ».
Au moment où le monde entier est bouleversé par le drame vécu lors de l'attaque sur New York, ce témoignage nous permet de mieux comprendre à quel point les morts provoquées par un acte de violence sont sources de deuils difficiles pour les proches qui y survivent.
Dans quelles circonstances avez-vous appris le décès de votre sœur ?
Marie-Ève était partie acheter du pain vers sept heures le soir. Comme elle ne revenait pas, on est partis pour la trouver. On a cherché toute la nuit.
On nous a avisés le lendemain vers midi que le corps avait été retrouvé. Pendant ce temps-là, j'étais en voiture avec une amie et quand on est revenues, tout le monde était immobile. Sur le coup, je me disais « ben pourquoi les gens ne bougent pas ? Pourquoi tout le monde ne fait rien ? Voyons ! il faut la retrouver ! » Je me suis approchée et j'ai vu mon père qui avait les yeux pleins d'eau et il m'a dit « Tu sais Virginie, ce sont des choses qui arrivent ». Je reculais, je ne voulais pas savoir. Et je me suis mise à hurler « Elle est morte ! Elle est morte ! » Là, je suis tombée par terre. C'était vraiment le chaos. Par la suite, on a su qu'elle avait été violée et qu'elle était morte étranglée.
Dans quelle mesure ces circonstances s'ajoutent à la douleur ?
C'est vraiment le côté surréaliste : ça ne se peut pas ! J'en ai longtemps voulu à mon père de m'avoir annoncé la nouvelle de cette façon-là : « c'est des choses qui arrivent ». Parce que, non, ça ne se peut pas que ça soit des choses qui arrivent. En même temps, je me dis qu'il n'y a pas de bonne façon pour annoncer ça. Ça fait tellement mal, ça prend tellement de place que tout ce qu'il te reste à faire, c'est de hurler.
Dans le drame, j'ai eu la très grande chance qu'ils aient retrouvé le corps. Il y a des familles qui perdent un enfant et ne savent pas ce qui a pu lui arriver. On a beau dire qu'on garde espoir, même après quatre ou cinq ans, mais il vient que l'espoir te tue. Ça t'empêche d'avancer. Honnêtement, entre vivre ça et ce que j'ai vécu, je préfère voir ma soeur dans son cercueil et savoir ce qui lui est arrivé, même si c'est atroce. Si tu peux la prendre, lui toucher les mains, lui dire adieu, ton deuil s'amorce à partir de ce moment-là.
Vous avez vu votre soeur dans son cercueil. En quoi c'était important pour vous ?
Ma mère ne voulait pas que ma soeur soit vue, par peur que les gens voient les marques sur elle. Le cercueil était fermé, avec la photo de ma soeur au-dessus. Moi non plus je ne voulais pas la voir. Mais à la dernière journée d'exposition, avant de l'enterrer, j'ai dit à ma mère « Non, je n'ai plus le choix. Si je ne la vois pas là, je ne la reverrai jamais ». C'est con, mais à ce moment-là, j'avais encore l'espoir que ça ne soit pas elle. Alors ils ont ouvert le cercueil et je suis allée lui jouer dans les cheveux. Ça m'a rassuré mais, en même temps, ça a confirmé ma peine.
On dit parfois que les deuils à la suite d'une mort violente sont plus difficiles à surmonter que les autres. De quelle façon ça l'a été pour vous ?
Trois ans après la mort de ma soeur, un de mes amis est mort à 17 ans d'un cancer qui s'apparente à la leucémie. Il a passé six mois à l'hôpital et je suis allée le voir régulièrement. J'ai vu le cancer le gruger, la cortisone le faisait enfler, la morphine qu'il prenait tout le temps... On devient égoïste envers une personne qui va mourir. On ne veut pas qu'elle s'en aille mais, en même temps, on veut que ça finisse pour elle. Au moins, tu as le temps de te préparer, de te raisonner, lui dire que tu l'aimes, que tu vas toujours penser à elle. Tu as le temps de la serrer dans tes bras. Tandis qu'avec ma soeur, je n'ai même pas eu le temps de lui dire au revoir, de lui donner un bec, de lui dire que je l'aimais. C'est ça que j'ai trouvé le plus dur.
Quels deuils avez-vous dû vivre après le départ de votre soeur ?
Il y en a tout plein et je suis certaine que je ne les ai pas encore tous vécus. Récemment, je me suis rendu compte qu'elle ne verrait jamais mes enfants. Évidemment, on ne pense pas à ça à 13 ans. J'ai commencé à prendre conscience qu'elle n'a jamais connu mon copain, qu'elle ne verra jamais mes enfants, qu'elle ne sera pas leur marraine; ça m'a donné une claque dans la figure. À chaque étape de ma vie, je vais encore découvrir des choses en regrettant qu'elle ne soit pas là pour voir ça.
Votre cause a été très médiatisé et vous a tenue occupée pendant plus de deux ans. Comment avez-vous traversé cette épreuve avec le battage médiatique ?
Je n'en ai aucune idée, honnêtement. Je pense que j'étais en état de survie. Je vivais tellement de colère qu'il n'y avait plus de place pour la peine ni pour rien d'autre. Tu viens avec les dents crispées, tu voudrais défoncer des murs de brique et casser la gueule à tout le monde. J'avais de la peine, c'était immense. Mais c'est la colère qui prenait toute la place. Pendant ce temps là, ma mère était si dépassée par le chagrin qu'elle se laissait mourir. J'avais l'énergie pour la secouer, pour me secouer moi-même. Il fallait que je fasse n'importe quoi.
Est-ce qu'on peut dire que la pétition que vous avez fait circuler vous a servi de bouée de sauvetage ?
C'est sûr que ça m'a permis de dépenser mon énergie, mais ça m'a dépassée aussi. Je ne pensais jamais atteindre un million et demi de signatures ou rencontrer Brian Mulroney. Personne n'aurait pu prédire que ça deviendrait si gros. Je n'aurais jamais pensé avoir l'énergie pour faire ça non plus. Mais je me suis tapé une dépression à 15 ans.
Qu'est-ce qui s'est passé ?
Je ne recommencerais pas aujourd'hui en sachant tout ce que ça implique. J'étais en pleine crise d'adolescence, ma soeur venait de mourir, elle avait été violée, j'entrais en secondaire, j'ai eu environ deux mois et demi d'absence cette année-là. J'avais donc beaucoup de rattrapage à faire pendant les heures de dîner, après les cours. Et la pétition m'obligeait à voyager énormément, à faire des conférences dans les écoles. Ç'a été très éprouvant de me promener partout et de parler toujours de ça, de vendre mes idées. Le deuil, à travers tout ça, tu ne le vis pas vraiment. Tu es tellement occupée que la peine, tu la mets de côté. À travers tout ça, je voyais une psychologue une fois par semaine, question d'évacuer le trop-plein. Après deux ans, je n'avais plus le goût de rien. La colère s'est un peu dissipée, je me suis calmée et la peine a pu remonter.
C'est à ce moment-là que vous avez pu vivre votre deuil ?
C'est par petits pas que ça s'est fait. Quand les gens disent que le temps arrange les choses, c'est tellement plate à entendre. Moi, je n'avais pas envie de savoir comment j'allais me sentir dans dix ans, j'avais mal à ce moment-là. Mais c'est vrai qu'avec le temps, les choses se dissipent. Ça se fait petit à petit. J'ai été en thérapie pendant deux ans et demi et ça m'a beaucoup aidée. Ça m'a donné des outils pour être capable d'affronter tous les deuils qu'on rencontre.
De quoi a-t-on besoin à 13 ans pour traverser un deuil ?
J'avais beaucoup besoin de ma mère. Inévitablement, j'étais connue à ce moment-là à cause de la pétition. Des gens me reconnaissaient dans la rue et me complimentaient, mais de façon complètement surréaliste. Moi, je savais que je n'étais pas un ange; il n'y avait qu'avec ma mère que je pouvais être vraie. J'avais le droit d'être laide, d'avoir de la peine, d'être en colère... La pétition me montrait comme une fille forte qui portait une cause à bout de bras. C'est vrai que j'étais forte, mais pas à tous les jours.
De quoi êtes-vous le plus fière aujourd'hui ?
Je suis fière d'être ce que je suis rendue par rapport à ce que j'ai vécu. Je me souviens qu'à cette époque, je me disais que ça irait mieux dans dix ans, quand j'aurais 23 ans. Par moments, je me trouve écorchée, mais en même temps, je trouve que j'ai bien mis le baume. Je suis fière d'être capable de planifier un voyage, de vivre une relation avec un gars. J'aurais pu passer à côté de tout ça si je n'avais pas été bien entourée, si je n'avais pas eu cette volonté de vivre.
Avez-vous retrouvé une certaine sérénité ?
Oui et non. J'ai toujours un côté un peu angoissée, j'ai peur de perdre des gens que j'aime. Il y a eu ma soeur. Trois ans plus tard, c'était un ami, puis ma grand-mère, puis un cousin qui s'est suicidé. J'en ai eu ma claque. En même temps, je suis sereine parce que je sais que ça fait partie de la vie. Je ne peux pas m'empêcher de m'attacher à des personnes parce qu'elles risquent de mourir.
Quels sont vos rêves pour l'avenir ?
J'aimerais être moins angoissée. Un petit peu plus solide, aussi. Des fois, j'ai l'impression que je m'envolerais à la moindre petite brise. Il arrive qu'on ne se sente pas beau, qu'on est faible, fatigué. J'aimerais être capable de dealer mieux avec ces moments-là, me convaincre que c'est correct, que je n'ai pas à me juger, à me mesurer par rapport à tout le monde.
Il y aura bientôt dix ans que ces événements sont survenus. Comment envisagez-vous cet anniversaire ?
C'est drôle, je n'y avais pas pensé. Peut-être que je serai encore en voyage. J'y penserai simplement de l'endroit où je serai. On reste toujours un peu maladroit, à ces dates-là. Il n'y a rien de vraiment approprié à dire et je n'ai pas envie non plus de faire semblant. Si je le souligne, ça sera pour moi, pour ma mère, pour mes proches.
Au-delà de la douleur, il y a le passage. Vous êtes-vous interrogée sur la mort ?
Oui, bien sûr. Encore aujourd'hui, c'est un peu présent. C'est une des seules choses que l'humain n'a pas réussi à démystifier. C'est quand même incroyable : on est capable de cloner une personne, mais on n'est toujours pas capable de savoir ce qui se passe après sa mort.
Je dirais que ça m'angoissait énormément quand j'avais 14 et 15 ans. C'était épouvantable à quel point cette question pouvait prendre de la place. De ne pas savoir ce qui se passait après, ça me torturait. Aujourd'hui, quand j'y repense, je me dis que je ne le saurai jamais.
Le meurtrier de votre soeur n'a jamais été arrêté. Il peut arriver que vous le croisiez dans la rue. Y pensez-vous souvent ?
Absolument! Juste à l'idée qu'il puisse sourire en pensant à elle, ça me met hors de moi. C'est sûr que j'aimerais qu'on le retrouve, mais je ne sais pas si ça me tente d'avoir à replonger là-dedans, d'avoir à confronter le bonhomme qui lui a fait ça, de lui voir la face. Et de voir que sa peine serait probablement réduite à deux ans de prison. Ah non ! Il n'y a rien à faire !
C'est la dernière chose qu'on a envie d'entendre, mais on dit que dans chaque deuil, il y a une expérience de croissance. Est-ce que cela l'a été pour vous ?
Je me suis fait dire dernièrement que c'était un privilège ce que j'avais vécu. Que ça m'avait fait grandir. Ça m'a frustrée terriblement. Je n'avais pas besoin d'être plus grande. J'aurais sans doute réalisé des choses au moment où il aurait fallu que je les réalise. Mais pas comme ça.
D'un autre côté, c'est vrai que le deuil m'a fait grandir; c'est inévitable. La pétition aussi. Mais je ne sais pas sur quel point je suis plus grande. Je suis probablement plus mature que j'aurais dû l'être. J'ai développé une sensibilité sur la fragilité de la vie, ce qui n'est pas fréquent chez les jeunes de 13 ans. À cet âge, tu es en éveil, tu n'es pas en train de te demander si tu vas mourir.
Qu'est-ce que ça change dans votre façon de voir la vie ?
Je porte plus attention au moment présent. En sachant un peu mieux ce que la vie peut apporter, de bon comme de mauvais, ça m'incite à écrire une carte ou à prendre des gens dans mes bras pour leur dire que je les aime. Je n'ai plus envie de me retenir, de me censurer.
En ce moment, j'ai vraiment hâte de partir en voyage, mais en même temps, j'essaie de profiter des derniers mois qui me restent ici parce que ça va être super trippant, parce que j'ai plein d'amis à voir avant mon départ. Après ça, dans le moment présent, je vivrai mon voyage.
Il faut profiter au maximum des gens autour. C'est important de pouvoir leur dire qu'on les aime au moment où on les aime. Je n'aime pas rester sur une chicane, non plus. Il n'y a pas d'issue quand vient la mort, pas de retour. Je n'aime pas laisser des amis avec des choses qui ne sont pas réglées.
J'ai eu tellement de regrets de ne pas être capable de dire à ma soeur combien je l'aimais que je n'ai pas envie de revivre ça. Je veux être capable de dire à ma mère, mon copain, mes amis, que je les aime, je veux être capable de vivre le plus intensément possible le moment présent.
Par France Denis
Octobre 2001