La mission de Jean Monbourquette

Après s'y être refusé pendant plus de 20 ans, Jean Monbourquette a plongé dans le deuil et en a presque fait son projet de vie. Son premier livre sur le sujet, Aimer, perdre et grandir (Novalis) – 175 000 exemplaires en cinq langues – rejoint chaque année des milliers de nouveaux lecteurs. Dans ses livres, ses conférences et cette entrevue qu'il nous a accordée, l'homme, prêtre oblat et psychologue, explique que faire son deuil est promesse de renaissance. Il fut l'un des premiers à former, dès 1975, des groupes d'accompagnement pour les endeuillés, afin de faciliter ce passage tant redouté. À presque 70 ans, le professeur a cédé la place à l'écrivain. Formé par ses propres deuils, ce médecin des âmes a encore bien des choses à transmettre.

Son grand-père, un acadien du Cap Breton, s'appelait Mau Bourget, qui signifie « mauvais petit bourg ». Lorsque Jean Monbourquette est né, des années plus tard, à Iberville, en Montérégie, les Anglais avaient depuis longtemps donné au nom sa forme actuelle. Jean Montbourquette a choisi la prêtrise mais pratique, de son propre aveu, la médecine du cœur. Son travail sur le deuil l'a guidé peu à peu vers d'autres sujets de prédilection : le pardon, la mission, la part d'ombre et l'estime de soi.


Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser au deuil ?

D'abord, la psychologie m'intéressait beaucoup. Au collège, lors du dévoilement des vocations, j'avais écris au tableau : « médecin des âmes ». Je ne voulais pas être un prêtre ordinaire, mais un prêtre guérisseur.

À 39 ans, j'ai décidé d'aller faire une maîtrise en psychologie à San Francisco. Là-bas, je me suis intéressé aux jeux de rôles. Cette technique de psycho-drame [qui permet de rejouer des épisodes de sa vie qu'on juge avoir mal vécus] me fascinait. Pendant la première partie de l'atelier, un participant a « joué » le départ de son père pour l'hôpital psychiatrique. J'incarnais l'un des brancardiers qui venaient chercher son père. Au moment de prendre la défense de son père – ce qu'il n'avait pu faire quand il avait 12 ans – l'homme l'a pris dans ses bras et s'est mis à pleurer. Pendant le debriefing qui a suivi la scène, je me suis mis à pleurer à mon tour. Je me suis aperçu que je m'ennuyais de mon père, qui était mort 22 ans plus tôt. Sur le coup, je me suis dit : « Je ne travaillerai pas ça, c'est trop délicat. » Mais devant l'habileté et la compassion dont faisait preuve le « metteur en scène », j'ai décidé de jouer le jeu et de revivre la mort de mon père. J'avais 17 ans quand il est mort, et j'ai dû prendre en main les funérailles. J'étais fier de le faire; ça me permettait de ne pas pleurer.

Quand le metteur en scène m'a dit : « ton père va mourir, est-ce que tu veux lui dire quelque chose ? », je me suis dit que ce n'était qu'un jeu; j'ai dit à mon père que je l'aimais. Puis le metteur en scène a touché mon épaule en me disant d'embrasser mon père qui allait mourir. Je me suis alors mis à pleurer... pendant 20 minutes ! J'avais l'impression qu'une chape de plomb glissait de mes épaules. Mon émotion était vive comme si la mort de mon père s'était produite la veille.

Ce fut un point tournant dans votre vie?

Ce fut un tremblement de terre. Après cette séance, j'ai senti se dissiper la dépression qui m'avait enveloppé tout ce temps sans que je m'en sois rendu compte. Le monde qui m'entourait était tout à coup plus beau!

Ce jour-là, je me suis promis que ma pratique psychologique serait axée sur le deuil. En rentrant au pays, en 1975, j'ai démarré des groupes de deuil, une pratique qui était peu répandue à l'époque.

Vous dites que 90 % des deuils ne sont pas réglés. C'est énorme !

La plupart des gens gèrent leurs deuils au lieu de les vivre. Le deuil est menaçant : quand on a mal, on cherche à tout prix des soulagements, dans les calmants, l'alcool, etc. On n'est plus habitués de souffrir. Or il faut huit mois à un an pour faire un deuil.

Il est assez remarquable que vos livres se vendent si bien, que vos conférences soient si courues alors que les gens ont tant de mal à parler de deuil lorsqu'ils y sont confrontés.

J'ai moi-même passé 22 ans à ne pas vouloir parler de la mort de mon père. Je quittais systématiquement la pièce chaque fois que mes sœurs en parlaient. Les gens ont peur de mourir, mais ils sont fascinés par la mort. En conférence, je raconte mon histoire, et à travers elle, les gens se reconnaissent.

Comment définissez-vous le deuil ?

Le deuil est un moment passager où l'on se purifie de son amour pour établir une nouvelle relation, un lien plus spirituel. J'insiste : faire son deuil, c'est faire sa douleur d'une manière passagère. Le problème, c'est que les gens ne savent pas qu'ils ont à faire un deuil. Aujourd'hui, un homme peut faire incinérer son père et rentrer chez lui avec les cendres. Il n'y a plus de rituels à l'église, parfois peut-être, une petite cérémonie au columbarium et l'endeuillé retourne au travail le lundi matin. Il est distrait, il se sent coupable, se demande s'il n'a pas fait ça trop vite. Par la suite, les gens font des burn-out et des dépressions, mais n'associent pas leur souffrance au deuil. Ce sont les psychologues qui ramassent les pots cassés. Quand quelqu'un venait me consulter, je commençais toujours par lui demander s'il avait perdu quelqu'un ou quelque chose au cours des 10 dernières années. Je travaillais à partir de ça.

Vous dites que le deuil appartient à la communauté et non seulement à l'endeuillé. Que voulez-vous dire ? Quel rôle joue la communauté ?

Autrefois, le deuil était un statut social. Quand quelqu'un mourait, on plaçait une couronne de fleurs sur la porte de la maison et les voisins savaient qu'ils devaient apporter leur aide à cette famille : l'entourer, lui offrir une présence, de la nourriture, une écoute, un soutien. Les communautés juives le font encore, et leurs endeuillés n'ont pas le droit de faire la cuisine pendant deux semaines; par le fait même, les personnes sont obligées d'accepter leur statut d'endeuillées.

La communauté doit s'organiser pour donner des conditions propices au deuil. Mais nous n'avons plus de communauté ! Maintenant, on compte sur la famille, mais la famille est en deuil elle aussi et est incapable de s'organiser. Il y a des colères incroyables qui s'y vivent : on s'attendait à ce qu'un frère soit présent, à ce qu'une sœur nous reçoive, etc. Il n'y a plus de communauté, comme il n'y a plus de rituels. Or les rituels nous aident à faire le passage.

Vous dites qu'une personne qui parvient à faire son deuil meurt de façon symbolique. C'est sa relation avec l'autre qui meurt ?

La relation meurt et est transformée en autre chose. Les liens affectifs doivent mourir. C'est pour ça que nous avons ce que la psychologie appelle des mécanismes de résistance. Il y a d'abord le choc : on ne réalise pas vraiment ce qui arrive. Certaines personnes se sentent carrément déconnectées.

On observe aussi un phénomène d'hallucination : on a l'impression que la personne est présente ou qu'elle nous touche, on sent son parfum, etc. Cette période de choc, qui dure deux ou trois semaines, est importante parce que c'est une période de vacances du deuil. Elle nous laisse le temps de nous organiser alors qu'il y a plein de choses à faire. La fin de cette période coïncide avec le départ de l'entourage. C'est pourtant à ce moment-là qu'on a le plus besoin des autres, de parler, de sentir une présence, parce qu'on s'écroule.

Un autre phénomène de négation consiste à s'entourer de photos ou d'objets du disparu. En même temps, on évite de penser à la mort, on fuit les hôpitaux, les cimetières, les églises, etc. Cette période ne devrait pas excéder un ou deux mois. Dans mon cas, ça a duré 22 ans.

N'est-ce pas plus facile, pourtant, quand on a la foi ?

L'espérance de l'au-delà nous fait accepter la réalité, mais si on prie constamment la personne, c'est comme si on la gardait avec soi. J'ai vu une femme qui priait son père tous les matins. Elle lui confiait ses projets de la journée. Même mort, c'était lui qui régissait sa vie. Je lui ai dit : « Arrêtez de prier votre père; priez Dieu plutôt. » Elle m'en a beaucoup voulu. C'était une forme de négation affective. Tant qu'elle avait ce lien, elle gardait son père vivant. Les mécanismes de défense sont parfois subtils... On ne veut pas se détacher de la personne.

Comment arrivez-vous à faire progresser les gens dans leur deuil ?

La grande technique pour amener les gens à se détacher, c'est de leur faire raconter la mort de la personne (ou les circonstances dans lesquelles ils ont appris sa mort), une fois, deux fois, dix fois. Chaque fois qu'on raconte l'histoire, on laisse monter des émotions et, peu à peu, la prise de conscience de la mort s'installe. Raconter l'histoire permet de dégeler la mémoire. Chaque fois, des détails, d'autres émotions remontent à la surface.

Pourquoi dites-vous qu'il est si important de pleurer pour entrer dans le deuil ?

Pleurer est l'expression de la tristesse. Je ne crois pas ceux qui disent avoir fait leur deuil alors qu'ils n'ont pas pleuré. L'expression des émotions est une étape du deuil. Une tristesse qui ne pleure pas devient une dépression. C'est pour cette raison que je demande aux gens de raconter leur histoire plusieurs fois; je les fais pleurer, exprimer leur colère, leur peine, etc.

Je change de registre quand j'amène des gens à vivre une mort symbolique. Je leur dis : « Vous avez raconté votre histoire, mais qu'est-ce que la personne a pensé ? Qu'a-t-elle vécu ? Ressenti ? »

C'est aussi une forme de jeu de rôle ?

Oui. Je mets la personne en situation de décrire la mort de l'autre. Plusieurs me disent : « Je ne peux pas, je ne l'ai pas vu mourir. » Je leur demande alors d'imaginer ce qui a pu se passer. C'est curieux, les gens arrivent à se mettre dans la peau de l'autre. Certains ont même des réactions physiques. La mort symbolique permet d'accélérer le processus de deuil.

Après le choc, le déni et l'expression des émotions, quelles sont les autres étapes du deuil ?

On doit ensuite finir les choses inachevées, c'est-à-dire ranger les photos, donner les affaires du disparu, faire ériger un monument funéraire, etc. Notre travail intérieur étant fini, cette étape nous permet de concrétiser le deuil.

Ensuite il faut trouver un sens à la perte. Je demande aux personnes comment elles vont continuer à vivre après cet événement. Les gens me racontent des choses étonnantes : j'ai changé mes valeurs; j'ai été transformé; j'ai moins peur de la vie, de la mort; j'ose davantage; je me suis remise au piano.

L'étape suivante est le pardon. Je demande aux gens : « En quoi demanderais-tu pardon à la personne qui est morte ? Et toi, qu'as-tu à lui pardonner ? » Cet échange de pardon permet de boucler la boucle.

La dernière étape est l'héritage. Je demande à la personne de nommer les dons, les qualités qu'elle a aimées chez l'autre. Ces qualités qu'on a appréciées, les apprentissages qu'on a faits au contact de l'autre, on peut maintenant les récupérer. J'en ai même fait une cérémonie qui marque la fin officielle du deuil. Je l'ai pratiquée une trentaine de fois.

Que doit-on retenir du deuil ?

C'est l'espérance qu'il ne faut pas oublier. Il est triste que les gens ne voient pas l'importance de vivre leurs deuils. Il n'y a pas de plus grande souffrance que de bloquer la souffrance. Plonger dans la souffrance pour en ressortir ensuite et constater qu'on est encore vivant a un effet calmant.

Il y a quelques années, vous avez été victime d'un accident vasculaire cérébral (AVC). Comment avez-vous vécu cette épreuve ?

J'ai dû réapprendre à parler et à écrire; je ne maîtrisais plus les structures grammaticales. C'était dramatique pour le professeur, l'écrivain, le conférencier que j'étais. Au début, j'étais très stoïque face à ce qui m'arrivait. Mais après mon séjour à l'hôpital, un ami m'a dit : « Toutes les personnes que je connais qui ont eu un AVC pleuraient beaucoup. Pourquoi tu ne te laisserais pas aller ? » Alors, je me suis mis à pleurer. Peu après mon retour dans la communauté, un frère infirmier m'a suggéré de rester à l'infirmerie parce que je pleurais trop à la cafétéria, et que ce n'était pas beau à voir !... Sensible comme je suis, je me suis dit que je ne pleurerais plus. Sauf que je devenais de plus en plus irritable. J'ai donc décidé de faire une séance quotidienne de pleurs : je me faisais couler un bain chaud, je choisissais une musique inspirante et je pensais à des paroles qui, par le passé, m'avaient fait pleurer. Et je pleurais! J'ai fait ce rituel pendant trois semaines au bout desquelles j'ai constaté que j'avais terminé. Mon deuil était fini.

Vous perceviez donc cette épreuve comme un deuil ?

Je vivais une perte; perte du travail de professeur et de conférencier. Mais j'étais d'un tempérament qui ne s'attardait pas sur la perte. J'ai entrepris des exercices de stimulation du cerveau, des visualisations...

Vous étiez donc confiant de retrouver la parole ?

Oui, mais en même temps, cette confiance m'a empêché, au début, de vivre mon deuil. J'étais trop projeté dans l'avenir. Je voulais mettre ça derrière moi le plus vite possible. C'est à ce moment-là que je me suis mis à faire des séances de deuil. Ça m'a aidé à être moins irritable. Il m'a fallu un an pour retrouver la parole.

Avez-vous pu trouver un sens à cette épreuve ?

Oui. Je peux dire que je suis devenu moins compétitif. Je sais que j'ai tendance à vouloir me prouver... Je suis plus sensible, moins méprisant, plus tolérant. J'ai plus de compassion aussi.

Vous souffrez d'insuffisance rénale et êtes maintenant sous dialyse. Arrivez-vous à vivre cette épreuve sereinement ?

Je crois que je ne l'ai pas encore réalisé pleinement. Je dois y consacrer cinq heures, deux fois par semaine, mais ça ne m'empêche pas de travailler. Ma santé est même meilleure qu'avant puisque j'étais toujours fatigué. Donc, le diagnostic s'est traduit par une amélioration de mon état.

Vous dites que chaque deuil est une petite mort qui nous prépare à notre propre mort...

Les deuils sont la meilleure préparation à la mort. Lire des livres sur la mort, ça nous donne une préparation intellectuelle. Mais faire ses deuils, c'est vivre autant de petites morts. Et la grande mort nous fait alors moins peur.

Croyez-vous que nous avons plus peur de la mort maintenant que nous avons évacué une large part de religieux de notre vie ?

Les gens pensent moins à la mort mais n'en éprouvent pas moins une forme d'angoisse. J'ai des confrères psychologues qui ont des projets, qui font des voyages... ils sont fortunés et ne pensent jamais à la mort ou à la maladie. Mais l'angoisse de la mort est toujours présente.

Est-elle présente même chez vous ?

Même moi, je ne suis pas à l'abri. Mais je me dis qu'après 10 ans de dialyse, je voudrai mourir. Ce n'est pas une vie, la dialyse trois fois par semaine! Je devais avoir une greffe en mai, une personne m'avait offert un de ses reins. Cependant, j'ai passé les examens cardiaques et le médecin m'a dit que mon cœur ne pourrait pas supporter un nouveau rein. Mais je veux consulter un autre médecin, faire des exercices pour renforcer mon cœur...Je n'abandonne pas l'espoir.

Par Johanne Tremblay
Avril 2002

Claude Lafortune : Le bricoleur d’histoires