Janette Bertrand : Branchée sur les cœurs

Difficile de mesurer l'extraordinaire contribution de Janette Bertrand dans l'évolution de la société québécoise. Jeune diplômée en Lettres, elle voulait être grand reporter; on lui a plutôt offert le courrier du cœur. Ce fut le point de départ d'une formidable carrière dans les médias. Tant dans l'écriture dramatique que dans l'animation d'émissions à caractère social, elle a défié tous les tabous : le sida, l'inceste, la violence conjugale, l'anorexie, la schizophrénie, le suicide, etc. Passionnée par la nature humaine, sondeuse des reins et des cœurs, Janette Bertrand a communiqué de toutes les façons pour nous amener à progresser. Dynamique, généreuse, curieuse et souvent à l'avant-garde, elle est une femme branchée. Branchée sur les cœurs. Nous l'avons rencontrée chez elle, la veille de ses 78 ans.

En 50 ans d'observation de la nature humaine, vous avez vu la société québécoise évoluer. En quoi la détresse humaine a-t-elle changé ?

Je crois que ça n'a pas tellement changé. Ce qui s'est amélioré, c'est qu'on communique davantage. Du temps de mes parents, par exemple, les gens ne disaient jamais ce qu'ils ressentaient. C'était absolument défendu de dire J'ai de la peine, j'aime, je n'aime pas. Je pense qu'on a fait des progrès immenses dans l'expression de nos émotions, mais que la détresse humaine est la même, dans le fonds parce qu'elle vient toujours de la recherche de l'amour. Fondamentalement, tout le monde cherche à être aimé et c'est difficile d'être aimé. Ça l'était avant, ça l'est encore et ça le sera toujours.

Le grand auteur Jean Monbourquette dit que tout le monde a une mission. Quelle est la vôtre ?

Je viens d'un milieu modeste. Mon père avait un magasin; nous n'étions pas les plus riches, mais les moins pauvres. En 7e année, beaucoup de mes compagnes de classe sont parties travailler pour MacDonald Tobacco. Moi, j'ai eu la chance d'étudier et je me sentais coupable. Je me disais : « Comment ça se fait que moi j'ai cette chance-là. Alors, je vais partager. » Ma mission, c'est le partage. J'apprenais des choses et je partageais avec les autres, ce qui est le rôle d'un enseignant. Je suis une enseignante, finalement, et je me retrouve enseignante à la fin de ma vie (elle enseigne l'écriture dramatique à l'INIS, l'Institut national de l'image et du son, une école de formation professionnelle pour réalisateurs, auteurs et producteurs).

Récemment, on vous a entendue dénoncer le peu de place que concède la société aux aînés. Quelle place devrait-on faire aux aînés ?

La place qu'ont les autres! Mais nous vivons dans une société de jeunes où il n'y a que la jeunesse qui est à l'honneur, il n'y a que la jeunesse qui a droit de parole. Nous vivons dans une époque de consommation où tout ce qui est vieux est jeté pour le remplacer par du neuf. Nous jetons nos toasters plutôt que de les faire réparer. Plutôt que de faire réparer notre téléviseur, nous en achetons un autre. Quand nos parents prennent un peu de vieillesse, il faut les placer. Débarrassons-nous-en, plaçons-les. D'autres vont s'en occuper.

De quoi la société et les familles se privent-elles ?

Elles se privent de l'expérience d'une vie. Quand tu as vécu toute une vie, tu sais des choses. Peut-être que tu n'es pas bon avec l'Internet, mais tu sais des choses sur la nature humaine, et c'est ça qui est important. On met les aînés sur une voie d'évitement. Ce n'est plus « papa est sage », ce n'est plus « maman sait tellement de choses ». Quand tu es mère de famille, tu sais dans quel bourbier tel enfant s'embarque en tombant en amour avec telle personne. Mais ce n'est pas possible de nos jours de donner des conseils à nos enfants.

Vous en parlez comme d'un phénomène nouveau.

C'est un phénomène nouveau. Bien sûr, il y a toujours eu des gens qui plaçaient leurs parents et qui voulaient s'en débarrasser. Mais généralement, si une grand-mère cassait maison, elle venait vivre chez ses enfants. C'était normal.

Ce qui me choque beaucoup, c'est qu'on va permettre à un jeune de faire une erreur, mais on condamne tout de suite l'erreur d'un aîné. À l'âge de 16 ans, mon fils avait oublié de fermer le robinet du bain et était parti avec ses amis. Quand on est revenus, la maison était inondée. Comme c'était un adolescent, on a ri un peu : « C'est bien toi Martin, tout lâcher pour partir ». Si mon fils avait été ma grand-mère on l'aurait placée; on aurait dit : « On ne peut pas la laisser toute seule, elle est dangereuse ».

Les gens qui veulent aider un endeuillé ne savent pas quoi dire. Vous qui êtes la grande championne de l'écoute, dites-nous : Qu'est-ce que ça veut dire écouter ?

C'est si difficile de bien écouter que, récemment, j'ai eu un appel d'une de mes amies qui venait de faire une embolie au cerveau, ce qui la laissait un peu handicapée, et je suis tombée dans le panneau : au lieu de l'écouter, je lui ai dit : « Il y en a des pires que toi ». C'est comme ça qu'on a appris et moi aussi je suis conditionnée. Quand j'ai raccroché le téléphone, je me suis dit : « Je ne l'ai pas écoutée». Elle voulait me dire qu'elle était en maudit, qu'elle était en colère, que c'était plate de faire une embolie, de se retrouver handicapée et je ne l'ai pas écoutée. C'est tellement difficile écouter. Écouter, c'est tout simplement laisser dire l'autre et avoir de l'empathie, et non pas sortir tous nos conseils et nos clichés, « tu es bien chanceuse, j'en connais des pires que toi ». Ce n'est pas ça qu'ils veulent entendre. Je ne suis pas à l'abri du conditionnement.

Dans une de vos émissions, vous avez reçu des gens qui ont perdu leur enfant de façon tragique, ce qui est assurément la plus grande souffrance qui soit. Qu'avez-vous appris au contact de la souffrance des gens ?

Qu'on survit à toute souffrance, c'est aussi bête que ça. La vie est plus forte que la souffrance. Tu perds un être cher et tu te dis « Je ne veux plus vivre, c'est fini, la vie n'a aucun sens ». Tu es en colère et tu survis, tu as de la peine, tu souffres, mais tu survis. C'est ce que j'ai appris : la vie prend toujours le dessus.

La série SOS j'écoute mettait en scène des bénévoles dans un centre de prévention du suicide. Qu'est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à ce sujet ?

Je sortais d'un an de divorce et de déprime et j'en étais venue à me dire : « Si je me suicidais, ça réglerait tous les problèmes ». On a tous vécu ça dans notre vie : à un moment, on se dit « C'est moi qui dérange, c'est moi qui est de trop. Si je mourais, ça serait commode pour tout le monde ». Ce sont des pensées qui traversent l'esprit, et c'est correct que ça arrive; tu as un choix à faire, tu choisis de vivre.

Par la suite, avec ma fille Dominique, j'ai fait de l'écoute téléphonique dans un centre de prévention du suicide. J'étais allée là pour comprendre. J'ai voulu que le public apprenne l'écoute active et connaisse cette façon d'aider.

Pour vos émissions, vous avez été en contact avec plusieurs familles survivantes d'un suicide. Comment ça se vit pour ceux qui restent ?

Ce n'est pas comme la mort à la fin d'une maladie, ça crée de la culpabilité. Quand ton enfant meurt d'un cancer, tu te dis : « On a tout fait pour lui, on lui a offert les meilleurs soins, on l'a entouré, on était là, mais la maladie a pris le dessus ». Quand c'est un suicide, c'est une claque en pleine face. Ça veut dire « Tu ne m'a pas aimé comme il faut, comme je voulais que tu m'aimes ». Les proches se sentent coupables à un point tel que, si les suicidaires savaient dans quelle merde ils laissent leurs parents, leurs frères, leurs sœurs, leurs amis, ils ne le feraient pas. Les parents se sentent coupable : « qu'est-ce qu'on a fait, qu'est-ce qu'on n'a pas fait ». Or, les parents, on le sait, on a toujours des choses à se reprocher. On a trop aimé, on a mal aimé, on n'avait pas le temps, on était trop occupés. On se reproche toujours des choses. C'est ça la différence dans un suicide : les proches, particulièrement les parents, sont accablés d'une culpabilité qui ne finit jamais.

On a l'impression que plus rien n'est tabou. Comment expliquez-vous que, paradoxalement, la mort soit de plus en plus occultée, cachée ?

Encore une fois, parce que nous vivons à une époque où il faut être jeune et beau. Vieillir, c'est à peu près ce qu'il y a de plus laid, c'est le plus grand des tabous; il ne faut pas vieillir, et puis mourir, eh bien! on ne veut pas entendre parler de ça ! Mais c'est propre à la jeunesse aussi. Jeune, je pensais moi aussi que j'étais immortelle. Mais je me suis retrouvée à 20 ans dans un sanatorium avec une mère mourante de la tuberculose. Les gens mouraient comme des mouches autour de moi. Je me suis dit : « C'est mon tour, ça y est, je vais y passer ». Et je m'en suis sortie mais, dès ce moment j'ai su que j'étais en sursis et qu'il fallait mordre à la vie. Je vois souvent autour de moi des gens qui disent : « C'est effrayant, la vie est absurde, quelle vie épouvantable »; c'est très à la mode de dire que la vie est absurde et qu'il n'y a rien au bout de tout ça. Moi je pense qu'on n'a que la vie, et que tous les jours il faut la fêter. Tous les jours, je me lève en me disant « Je suis chanceuse d'être en vie. »

Il vous a donc fallu avoir si peur de la perdre pour autant l'apprécier ?

Oui, mais c'est une leçon qui ne se transmet pas. On ne peut pas dire aux jeunes qu'ils doivent penser ça. Ils ne sont pas rendus là. À 50 ans, on sait intellectuellement qu'on va mourir, mais on ne le sait pas dans ses tripes, à moins d'avoir failli mourir. Dix ans après mon séjour au sanatorium, on a fait une rencontre d'ex-patients du sanatorium et tous avaient un amour de la vie que les autres n'ont pas. Mais on ne peut pas leur donner, ils ne sont pas passés par là. Quelqu'un qui a failli mourir dans un accident d'automobile, et qui est resté six mois à l'hôpital, ne peut pas avoir les mêmes idées sur la vie et la mort que celui qui est passé au travers de la vie sans vraiment être malade. Ça ne se donne pas, il faut le comprendre par les tripes.

Je vais avoir 78 ans demain. Moi je sais que je vais mourir, je le sais dans mes tripes. Les petits bobos nous préparent petit à petit à la mort. Toute ta vie se passe à faire des petits deuils : tu ne peux plus danser comme avant, tu ne peux plus digérer l'ail. La vie te fait des signes : « Commence à faire des petits deuils pour arriver au deuil final qui va être le deuil de ta vie. » Je sais que je vais mourir, mais je ne peux pas demander à mes filles et à mon fils de penser comme moi, ils ne sont pas rendus là.

Vous parlez de la mort avec eux ?

J'en parle avec mon conjoint et avec mes enfants, mais de façon très sereine. Au début, ils n'aimaient pas ça, puis maintenant, chaque fois qu'ils me disent « Ne parle pas de ça maman », je leur dis « C'est un fait, je vais mourir ». Je n'en fais pas une maladie, mais c'est sûr que j'y pense. D'ailleurs, comment peut-on ne pas y penser ? Mais je n'y pensais pas quand j'avais leur âge.

Comment voyez-vous l'effritement des rituels funéraires ?

J'ai vécu plusieurs morts dans ma vie et celles qui ne donnaient pas accès à une journée au moins de salon funéraire, ou de réunions, ont laissé des proches qui s'en sont beaucoup moins bien tirés que les autres. Il faut des rituels pour se rassembler autour de la mort. Je suis persuadée de cela. Surtout dans le cas de morts violentes. Quand on vit des morts lentes avec une personne malade, on souhaite sa délivrance et puis on se prépare. Quand il y a des morts soudaines ou violentes, il faut absolument que les proches prennent le temps de préparer leur deuil, sinon ils vont toujours penser que le défunt va arriver dans un coin de la cuisine un jour. Il faut prendre le temps de vivre la séparation, pour savoir que cette personne est morte.

Moi je rêve de mourir comme mon père est mort. À 87 ans, il a attrapé une pneumonie. À l'hôpital, on nous a dit qu'il lui restait un mois à vivre. Alors, on a décidé de le ramener à la maison, chez lui. Il avait un grand lit king size et, à tour de rôle, on allait se coucher dans son lit, comme il aimait. On le cajolait, on lui parlait. Il est mort tout doucement dans nos bras avec tout le monde dans le lit. C'est cela que je veux. Mourir dans l'amour.

Entrevue et texte : France Denis
Photo : Claude Croisetière
Publié dans la revue Profil - Printemps
 2003

La Maison Michel-Sarrazin : Pour améliorer la qualité de vie des mourants