Professeur, conférencier, écrivain, scénariste, acteur, animateur... et la liste pourrait s'allonger encore et encore. Mais Jacques Languirand est avant tout un communicateur. Il a choisi cette voie il y a une cinquantaine d'années, « comme on entre en religion », avec un don de soi et une mission à accomplir : celle d'éveiller ses semblables à une conscience planétaire. « Je fais ma démarche pour moi, mais je la communique. » Nous l'avons rencontré chez lui, entouré de sa femme Nicole, de son chien, de trois ou quatre chats, de ses poissons et d'une abondance de plantes, de livres et d'œuvres d'art. À quelques semaines de ses 70 ans, cet homme est fou de la vie.
Qu'y a-t-il de fascinant à étudier la mort ?
En fait, je me suis intéressé surtout à l'après-vie. C'est ça la vraie question : y a-t-il autre chose qui continue après la cessation de la vie au plan physique ? Le but, c'était de trouver une réponse à cette question angoissante.
Mais, alors, là-dessus, je vous dirais une chose curieuse : il existe beaucoup de documentation sur cette question et nous n'en sommes pas conscients du tout. C'est comme si on était programmé pour ne pas comprendre exactement tout et que nous ne devions pas vraiment comprendre le sens de la mort. Il y a un rejet de la documentation là-dessus.
De cette démarche, j'ai hérité d'une conviction, qui n'est pas absolue car il faut rester intelligent dans ces choses-là : j'ai hérité de la conviction que la conscience individuelle survit à la mort du corps physique. Trop de témoignages, de recherches, de philosophies vont dans ce sens pour qu'on puisse aujourd'hui ignorer cette théorie.
Votre mère est décédée à son troisième accouchement alors que vous aviez deux ans. Avez-vous des souvenirs d'elle ?
Pas vraiment. Je me rappelle d'elle quand je vois des photos : j'ai le sentiment que sa silhouette m'est familière. Je suis sensible à son sourire sur les photos, mais je n'ai pas de souvenir conscient. Son absence m'a marqué pendant la première moitié de ma vie. Tout ce temps, j'ai été à sa recherche. Quand ma mère est partie, la sécurité est partie, l'inquiétude et la solitude se sont installées en moi. On reste marqué par ça. On a beau essayer de crâner, il n'y a rien à faire.
Mon attachement pour les chiens vient d'ailleurs de ma mère, qui en possédait un. Très jeune, j'ai donc côtoyé le chien en rampant dans la cuisine. Quand ma mère est décédée, hélas! le réflexe a été de faire disparaître le chien, car plus personne ne pouvait s'en occuper. J'ai donc toujours été à la recherche du chien dans ma vie, ce qui, en même temps, était la recherche de ma mère.
Vous êtes le seul parmi trois fils à avoir survécu à sa naissance. Avez-vous souvent pensé à vos deux frères qui n'ont pas survécu ?
En fait, j'ai pensé que j'étais peut-être le premier enfant, qui est mort, et que je suis devenu le deuxième. Je me suis dit que je devais être celui qui est mort à sa naissance et qui est revenu plus tard, avec une grande obstination. Je pense que j'ai, vis-à-vis de la vie, une très grande obstination...
...en même temps que des tentations de flirter un peu avec la mort. Vous avez passé 12 ans à l'étudier, à la regarder sous toutes ses coutures, à communiquer le résultat de vos recherches. Ça relève de la fascination.
J'avoue qu'il y a deux choses dans ma vie qui surprennent un peu les gens qui regardent mon cheminement : c'est l'intérêt que j'ai pris pour le vieillissement quand j'étais très jeune et la présence de la mort dans ma vie. J'essaie de m'expliquer ça, et je n'arrive pas facilement à le faire. Ce n'était pas la peur de la mort, mais c'était l'analyse qui m'intéressait.
Très tôt, j'ai été amené à m'interroger sur la mort. Je devais avoir cinq ans quand une de mes tantes m'a pris dans ses bras pour m'amener au-dessus du cercueil de mon grand-père, auquel j'étais très attaché. Il n'y avait pas de peur véritablement chez moi à cet âge; il y avait déjà une interrogation sur le sens de la vie. La mort m'a mordu très jeune.
De votre dépression vécue à 38 ans, vous avez affirmé qu'elle représente un des événements les plus importants de votre vie. Qu'est-ce que la dépression vous a permis de faire, que vous n'auriez pas fait autrement ?
D'abord, ça m'a permis de m'arrêter, de me remettre en question et de soigner certaines plaies. Et aussi de faire une analyse qui a duré deux ans et demi. Ça m'a apporté aussi une sérénité, qui impliquait une certaine acceptation de la mort. Jusqu'à ma dépression, je pensais être invincible, immortel même. C'est à cette époque que la vulnérabilité s'est pointée. Évidemment, la dépression était très liée à la quarantaine et à la perception de la mort. Je ne regrette pas un moment de ça; ça a été difficile, ça m'a obligé à prendre des décisions importantes.
C'est à cette époque-là que mon premier gros chien est entré dans ma vie. Ça fait maintenant 30 ans que je promène un chien tous les matins, pas toujours le même, évidemment! J'use mon troisième actuellement.
Promener un chien m'a amené à découvrir la vie sous un jour différent et de renouer avec la nature. Mine de rien, c'est un rituel extrêmement exigeant qui suppose qu'on passe à travers les saisons. Il y a là un lien avec l'acceptation de la mort. Quand on est impliqué dans le rythme des saisons, on voit la nature passer d'un état à un autre, de l'arrivée des bourgeons à la chute des feuilles. On est entraîné dans le cycle de la vie. Ça finit par avoir une signification intérieure qui dépasse de beaucoup la promenade et l'observation des oiseaux. Il faut passer plusieurs fois à travers les saisons pour tout à coup se dire qu'il y a un sens là-dedans, une continuité.
Les groupes d'entraide connaissent Elisabeth Kübler-Ross (voir encadré) pour ses travaux sur le deuil. Vous la considérez comme une des personnes les plus importantes du 20e siècle. Qu'est-ce qui vous semble si remarquable dans son œuvre ?
Dans la mesure où certains attribuent à Freud la découverte de l'inconscience, ce qu'on sait sur la mort, on le doit à Kübler-Ross. En accompagnant des milliers de personnes vers la mort, cette femme a fait des découvertes extrêmement importantes.
Elle a découvert notamment que la mort, au plan de l'inconscient, est toujours perçue comme la mort des autres, et non pas comme la sienne. La maladie et le vieillissement sont des obsessions chez beaucoup de gens. Mais pas la mort. Il y a un mécanisme d'oubli qui fait qu'on n'entretient pas une inquiétude profonde et généralisée à propos de la mort. Les gens prennent des risques, vivent à 100 à l'heure, font de la vitesse, font des voyages périlleux. Si on avait la conscience vraiment que la mort est la destination finale pour chacun d'entre nous, on vivrait différemment. C'est notre mécanisme d'oubli qui nous permet de mieux fonctionner dans la vie, mais pas toujours sagement!
Kübler-Ross a été diversement accueillie, car elle a osé dire des choses qui sont hautement spéculatives sur la nature de ses expériences, sur ce qu'elle a recueilli comme confidences. Mais à travers le rejet de Kübler-Ross, c'est le rejet de la mort qui s'exprime. C'est évident qu'elle a pris le mauvais sujet! Si on veux avoir du succès, on ne s'occupe pas de la mort! C'est inintéressant; ça n'existe pas pour l'inconscient; il y a un refus, un blocage. Ça se traduit dans notre société par le refus de voir la mort, de voir les morts, de se débarrasser du mort le plus vite possible. Bref, nous faisons comme si la mort n'existait pas.
Ça expliquerait aussi l'érosion des rituels funéraires ?
Absolument. Évidemment, le problème vient aussi du fait que la religion a été mise de côté dans une certaine mesure et que c'est elle qui véhiculait les rituels. La religion étant un peu ébranlée, le rituel comme tel s'effondre. Mais l'humain, quelles que soient ses croyances, a besoin de ritualiser sa mort. Il a besoin de signes extérieurs qui soient porteurs de sens. Pour lui redonner un sens, il faut accepter que la mort fasse partie de la vie. Voyant la mort, on se dit qu'il faut l'accompagner de rituels, car voir quelqu'un s'éteindre est une chose difficile à vivre.
Vous avez vous-même vécu le deuil de votre première femme il y a trois ans. Est-ce que le fait d'avoir beaucoup réfléchi à la mort vous a préparé à vivre un deuil ?
C'est certain, dans la mesure où j'ai été capable de prendre une certaine distance par rapport à ça et, en un sens, de moins souffrir, honnêtement. Mais en même temps, ce n'est pas sans être un peu culpabilisant parce qu'on se dit : « il me semble que je ne souffre pas assez ». c'est souvent un des drames qu'on vit à la mort d'un proche. On souffre mais, en même temps, si on se regarde, on se dit « il me semble que je devrais souffrir plus ».
Inconsciemment, au plus profond de nous, nous savons des choses sur le sens de la mort que nous ne savons pas consciemment. Les deux attitudes sont en conflit. Moi, je suis convaincu que l'entité qui a été ma femme continue d'évoluer dans une autre dimension.
Mais je vais vous dire une chose : d'un côté, je pourrais produire un exposé complexe sur l'ésotérisme et la mort, parler du corps éthéré et du corps astral qui se détachent du corps physique après la mort, discuter longuement sur le passage dans l'au-delà. Mais, d'un autre côté, si rien de tout cela n'est vrai, je m'en fous complètement ! Je ne m'accroche pas à ces exposés-là. Il y a des pièges là-dedans. Et parfois, il faut accepter que certaines choses gardent une part de mystère.
À l'automne dernier, vous avez été opéré pour un anévrisme de l'aorte, une opération extrêmement délicate. Vous avez eu peur de mourir ?
Peur ? Enfin... oui. Ma peur n'était pas une espèce de panique; c'était un sentiment que ça pouvait être la fin. Mais, vous savez, il y a aussi parfois un soulagement dans la mort. Un grand comique américain, à qui on avait demandé : « Il paraît qu'on a annoncé votre mort ? » a répondu : « Oui et il y a un avantage à ça : ça va arrêter cette course folle ».
Ce qui est très triste, au fond, c'est de voir des gens mourir jeunes. Ils ne sont pas arrivés à un moment de leur vie où l'annonce de cette expérience peut leur apporter beaucoup, car ils sont trop jeunes pour pouvoir l'assumer. Quand on arrive à un certain âge, on peut nous aussi se dire devant la mort : « ça va arrêter cette course folle ».
Parlez-nous de la soirée que vous avez vécue avant l'opération.
Je savais que j'étais peut-être arrivé au terme de ma vie. Il y avait donc des choses à décider. J'ai fait un bilan, car j'étais soucieux de certaines choses. Ce qui me préoccupait, c'est que le site Internet de l'émission Par quatre chemins n'était pas rendu à l'objectif que je m'étais donné. Je voulais avoir 10 000 pages de documentation après trois ans et, actuellement, nous en avons 8000. Bizarrement, j'ai appelé mon patron à Radio-Canada pour lui demander si, dans l'éventualité où je ne revenais pas, on pouvait terminer la saison avec des reprises et permettre à mon équipe de remplir l'objectif de 10 000 pages avant la fin de la saison. Mon patron m'a donné l'assurance que ça pouvait se faire !
Vous avez pensé à des détails comme ça ?
Oui, et aussi à des détails d'argent et de vêtements. J'ai dit à Nicole : « Si je ne reviens pas, tu donneras mon manteau de cuir à mon ami Phil. » Pendant que j'étais à l'hôpital, ce copain est allé s'acheter un manteau de cuir et est venu me visiter pour me dire : « Tu peux revenir, je n'ai plus besoin de ton manteau ».
Le suicide chez les jeunes est un autre sujet qui vous préoccupe beaucoup.
Terriblement. Mon intérêt pour cette question vient de très loin. Mais il a pris de l'ampleur avec le suicide de mon ami Hubert Aquin. Je me suis beaucoup questionné. Pourquoi était-il suicidaire ?
Ce que je déplore, c'est que les gens ne voient que ce qu'ils veulent voir parmi les causes du suicide. On retourne toujours sur les mêmes explications : bien sûr, il y a le matérialisme de notre monde, où tout devient marchandise, il y a la culture, les individus, la compétition. Le monde dans lequel nous vivons est un monde étouffant. Je comprends bien les jeunes. Personnellement, j'ai passé une enfance difficile, j'ai été délinquant, j'ai passé devant le juge, j'ai failli être condamné à l'école de réforme. J'ai été sauvé à la dernière minute par un curé qui m'a pris en charge. Je suis bien placé pour comprendre la détresse des adolescents.
Dans les années 80, vous avez fondé et animé un centre de croissance en Estrie, puis vous en avez eu marre « de consoler les gens d'être vivants ». Que vouliez-vous dire ?
Trop souvent, il faut attendre d'être près de la mort pour regretter de ne pas avoir assez vécu. Regardez aller les gens : beaucoup sont passifs, endormis, attendant qu'il se passe quelque chose. Ça donne envie de leur dire : « Réveillez-vous ! C'est maintenant que ça se passe ! ».
Côtoyer la mort devrait nous apprendre à mieux vivre et à vivre plus pleinement. À être plus attentif au temps qui nous est donné, aux expériences qui s'offrent à nous. C'est ça l'idée.
Médecin d'origine suisse, Elisabeth Kübler-Ross est une pionnière des soins palliatifs qui a accompagné vers la mort des milliers de personnes. Auteure d'une vingtaine d'ouvrages sur la mort, on lui doit notamment d'avoir nommé et décortiqué les cinq phases de l'approche de la mort soit le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l'acceptation. Des dizaines de milliers d'associations, de groupes d'entraide, d'ateliers et de stages dans le monde sont basés sur ses découvertes. Retirée du monde, elle vit aujourd'hui à demi paralysée et seule, dans le désert de l'Arizona, où elle attend la mort.
Par France Denis
Photo : Claude Croisetière
Avril 2001