On le connaît psychanalyste, écrivain, conférencier, enseignant. De par le monde, on réclame ses talents. Prolifique, inspirant, au service de son prochain, il a l'humanité que l'on reconnaît chez les grands. Mais en vérité, derrière tout ce qu'il fait, tout ce qu'il écrit et tout ce qu'il nous dit, moi je crois que Guy Corneau est un chat. Il a plusieurs vies. De nombreuses vies dans lesquelles il puise au gré des couleurs qu'il souhaite explorer. De cette riche palette se dégage une constante, celle de mettre en évidence des trésors cachés. À tous ceux qu'il possède, il ajoute les nôtres, qu'il met en lumière pour notre plus grand bien. Chercheur de beauté intérieure sous tous ses aspects, il sait la valeur du plus petit pas que l'on fait pour s'en approcher. Tantôt apaisant, tantôt stimulant, le regard qu'il pose sur la vie et l'au-delà est sans fin. Or, je vous le dis, Guy Corneau est un chat... un chat qui a l'étoffe d'un roi.
Dans votre livre Revivre1, vous dites être passé près de mourir deux fois. Avez-vous anticipé la mort de la même façon dans les deux cas ?
C'est-à-dire que dans les deux cas, je ne l'ai pas anticipée. La première fois, j'étais très malade et mon médecin voulait m'opérer. Mais j'ai décidé plutôt d'aller dans une clinique de jeûne où j'ai continué à dépérir. Après onze jours, une infirmière a alerté un médecin qui m'a dit que je devais absolument passer des examens. La nuit qui a suivi, j'ai vraiment senti que j'étais près de la fin. Quand on arrive aux frontières de la mort, on la sent physiquement, comme une barrière. Finalement, on a dû m'hospitaliser d'urgence.
Ce sont des doses élevées de cortisone qui m'ont sauvé la vie, car une partie de moi était déjà de l'autre côté depuis plusieurs jours. À un moment donné, je me suis retrouvé carrément accroché au plafond d'où je voyais mon corps sur le lit. Tu sais, ce genre de phénomène que les gens racontent et que tu crois plus ou moins... Puis, j'ai vécu des formes d'extase extrêmement profondes. J'avais l'impression de marcher dans l'éternité, d'être mélangé à tout ce qui existe et d'exister encore. C'était fantastique, parce que notre plus grande peur en tant qu'être humain, c'est celle de ne plus exister. Dans cet état-là, tu n'as aucune peur, tu es juste un courant d'énergie, une fontaine d'amour. J'entrais en contact avec un monde intérieur tout à fait inconnu. J'avais l'impression que mon corps s'agrandissait à tout l'univers. Je me sentais plus large que nature. Cette expérience m'a aussi appris que notre état intérieur est notre véhicule pour passer d'un monde à l'autre. Ça vaut vraiment la peine de faire un travail sur soi, parce que c'est tout ce qu'il nous reste à la fin.
La seconde fois, étiez-vous dans le même état ?
Non, c'était très différent. La première fois, je n'avais pas eu le temps d'avoir peur. J'avais glissé graduellement dans une autre sorte de monde. Mais avec un lymphome cancéreux de grade 4 qui touchait les poumons, la rate et l'estomac, j'ai eu le temps d'avoir peur longtemps. Il a fallu un mois et demi avant qu'on établisse un diagnostic complet, et chaque semaine, c'était pire. Alors là, vraiment, tu contemples ta mort. Tu as l'impression d'avoir les pieds dans le vide. Tu n'as plus rien pour te soutenir. Ce fut tout un travail. Les deux premiers mois, j'étais très combatif. Mais ma force s'est amenuisée avec le temps, et là, je suis devenu très dépressif. Même si je savais qu'être déprimé est un état de la pensée, je n'arrivais pas à le dépasser. Mes amis disaient qu'ils ne me reconnaissaient plus, que je devais réagir. Alors, j'ai participé à un séminaire sur la guérison authentique offert par mon ami Pierre Lessard, un enseignant spirituel. J'ai pratiqué intensément la visualisation et la méditation, puis je suis retourné en psychothérapie. Il faut croire que la prescription était bonne, parce qu'après quelques mois de ces pratiques, j'étais de nouveau dans une joie totale, indifférent à l'idée de vivre ou de mourir. D'ailleurs, j'aimerais dire que s'il est important d'être combatif au début de la maladie, à un moment donné, il faut lâcher prise et se dire advienne que pourra. Profitons de ce qui est là. C'est peut-être la dernière fois qu'on fait de la musique avec des copains, le dernier repas qu'on prend ensemble, le dernier film qu'on regarde avec sa blonde en lui tenant la main.
L'inquiétude des proches peut être oppressante et inciter parfois à garder les mauvaises nouvelles pour soi. Que conseillez-vous à ceux qui suivent de près l'évolution de la maladie quant au type d'accompagnement à donner ?
La gestion des proches est un problème très délicat, parce que les gens autour de nous ont beaucoup de compassion et d'amour. En même temps, ils vivent de l'impuissance et une certaine détresse. Ils veulent faire quelque chose pour nous et aimeraient qu'on leur fournisse une baguette magique. Mais il n'y en a pas. Dites-vous que la présence amoureuse de quelqu'un qui est heureux de vivre, c'est comme de la vitamine pour celui qui est très malade ou en train de mourir. Quelqu'un qui a l'intuition de vous dire « on se lève, on s'habille et on va dehors, c'est le printemps ! », ça peut faire toute une différence quand c'est fait dans le respect. Ce n'est pas si bon de s'identifier à la personne malade, parce que ça risque de devenir épuisant et trop lourd pour tout le monde. Moi j'ai fini par dire à mes proches que je ne voulais plus entendre parler du cancer et que j'allais les informer si la situation se dégradait. Quand tu as un examen médical important, ça veut dire 20 appels qui t'attendent, en plus des courriels qui traînent depuis un moment. Et tu n'es pas capable physiquement de répondre à la demande. Ce que je ferais aujourd'hui, c'est une lettre de nouvelles que j'enverrais à tout le monde en même temps. Une sorte de météo hebdomadaire d'un petit paragraphe qui donnerait l'heure juste sur mon moral, les résultats des examens et où on va avec ça. D'autre part, j'ai aussi appris que le fait de donner des petites tâches à mon entourage était aidant pour eux également. Faire les emplettes, la lessive, changer les draps, préparer les repas, bref mettre nos proches dans l'action les aide à canaliser leurs angoisses. N'oubliez pas, toutefois, de leur donner congé, afin qu'ils puissent retrouver leur joie de vivre et vous la partager.
Quand la mort passe près, le retour à la vie ne se fait pas sans changements importants. Qu'avez- vous laissé mourir afin de mieux renaître ?
Je pense que j'ai été malade parce qu'il y avait une perte de relation avec des aspects très vitaux pour moi. Une incohérence entre ce que j'enseignais et ce que je vivais. Je me suis rendu compte que bien que passionnantes, trop de choses étaient devenues accaparantes avec le temps. Tranquillement, j'avais perdu le contact avec ce qui me rend joyeux. Je suis quelqu'un qui ne peut pas vivre sans mouvement, sans une impression d'espace et de liberté. J'ai besoin de créer. Déjà, à 16 ans, je priais le ciel pour ne pas avoir à vivre la même chose tous les jours. Aujourd'hui, je me dis que si ça pouvait se ressembler un peu plus d'une journée à l'autre, ce serait peut-être bien aussi. La maladie a été pour moi une opportunité de reprendre contact avec ce qui me stimule et m'a aidé à retrouver ce qui me donnait le goût de vivre : faire de la musique, chanter avec mes amis, écrire du théâtre, contempler la nature, méditer. J'ai donc pris conscience que le psy aurait à laisser plus de place à l'artiste créateur, afin de ne pas l'étouffer.
L'urgence motive souvent les bonnes résolutions. Maintenant que tout est au beau fixe, arrivez-vous à maintenir des habitudes de vie qui vous aident à conserver votre santé ? Quels sont les pièges à éviter ?
Quand tu as retrouvé l'énergie que tu avais avant, c'est là que ça devient dangereux. Les pièges sont les mêmes. Les gens pensent que c'est pendant la maladie qu'il faut combattre. Moi je trouve que c'est après. Après, tu es encore pris avec ton personnage qui veut remonter sur son cheval de bataille et être un héros dans la vie de tout le monde. Il faut se rappeler que plus on est dans l'image et dans la vie extérieure, moins on est présent à notre vie intérieure. Plus on veut être au centre de la vie des autres, moins on est au centre de notre vie. Jung disait que lorsqu'un individu touche la deuxième moitié de sa vie et qu'il prend la pente vers la mort, il peut alors développer toute sa richesse intérieure. J'ai encore plein de projets dans la tête, mais pour que tout se déroule bien, je dois rester au service du coeur. Et je reste à l'affût de l'intelligence même de la vie qui me parle à travers des symptômes. Être cohérent, ce n'est pas facile, mais c'est une bataille qui vaut la peine.
Alors que vous vous releviez avec peine de la maladie, vous avez dû accompagner votre compagne d'âme vers la mort. Qu'est-ce qui a été le plus difficile pour vous dans cette épreuve ?
Je trouve qu'être malade est moins difficile que d'accompagner un être cher qui l'est et qui va mourir. C'est une épreuve encore plus grave. Tout comme moi, Yanna avait le cancer. On s'est beaucoup accompagnés mutuellement. Mais au fur et à mesure qu'elle perdait de la vitesse, j'essayais de ne pas trop m'identifier à elle pour ne pas y passer. Et c'est ce détachement-là que j'ai trouvé complexe. Je me rappelais que la bonne humeur de mes proches était ce qui m'avait fait le plus de bien. Alors je devais faire ce qu'il fallait pour rester serein pendant que je l'accompagnais. Donc, j'ai appris à prendre des congés, malgré un sentiment de culpabilité. C'est terriblement malaisé de continuer à prendre soin de soi quand une personne chère est en train de mourir. Aujourd'hui, je m'assois encore avec elle et je lui parle. J'ai gardé ce lien-là. Je suis quelqu'un qui ne pleure pas beaucoup ceux qui sont morts. Peut-être est-ce parce que j'ai l'impression qu'ils vivent encore.
La souffrance a-t-elle toujours un sens ?
J'ai tendance à dire oui, mais je suis un psy. Je suis payé pour penser ainsi. Comme disait Freud, il est toujours intéressant de chercher un sens à notre souffrance. Parce qu'une souffrance qui n'a pas de sens est intolérable. J'ai écrit tout un livre là-dessus qui s'appelle La guérison du coeur2. Les souffrances que l'on rencontre sont une invitation à regarder les obstacles qui empêchent de toucher au bonheur. Elles viennent nous dire que quelque chose ne tourne pas rond. Le premier sens à donner consiste donc à se demander comment rendre sa vie plus légère, comment la transformer. Et c'est là qu'il y a un vrai combat, le combat d'une vie pourrait-on dire. Nos vies ne sont pas ce qu'on pense qu'elles sont. L'important, ce n'est pas toujours de s'accomplir dans une carrière. Peut-être qu'on est juste venus pour aimer, ou pour apporter un peu de bonne humeur aux gens qui nous entourent. Et c'est largement suffisant. C'est ça l'humilité que le côtoiement de l'épreuve nous apporte. Mais c'est la première chose qu'on oublie... En 1935, les gens riaient à peu près 15 minutes par jour. En 2005 c'était deux minutes. Aujourd'hui, c'est combien ? Une minute ? 30 secondes ? Il y a quelque chose de débalancé dans notre façon de vivre que l'on doit corriger.
Que diriez-vous aux personnes endeuillées, terrassées par la perte d'un être cher, qui pourrait les aider à mettre un baume sur leurs plaies ?
Tout d'abord, honorez les sacrifices que vous avez faits pour cette personne. Souvent, dans de telles situations, on réalise qu'on est capable de beaucoup de dépassement. Voyez la beauté de l'amour que vous avez offert. Sachez aussi que les coeurs se parlent, avec ou sans mots. Que les esprits se touchent. Peu importe ce qui s'est échangé avant le décès, votre sacrifice a été vu et reconnu par la personne aimée. N'en doutez pas. Le dialogue continue. J'encourage vraiment les gens à poursuivre le dialogue intérieur avec les personnes décédées. L'autre jour, un homme me disait qu'il avait un mouvement irrésistible de parler à sa femme décédée, mais qu'il ne croyait pas à ça. Peu importe que cela existe ou non, faites-vous plaisir ! Ne serait-ce que pour écrire une belle lettre d'adieu. Elle allégera votre coeur.
Vous entreteniez un lien d'amitié avec le Dr Servan-Schreiber qui, tout comme vous, était un homme préoccupé par le mieux-être de ses contemporains. Son décès vous a-t-il laissé un goût amer ?
Non, cela a surtout été pour moi un avertissement terrible que David m'a servi lui-même, peu de temps avant sa mort, en me disant de faire attention : « Si tu reprends le même train de vie comme je viens de le faire ces dernières années, tu vas te ramasser avec le même résultat. » Je me rappelle mon premier repas avec lui. Il disait avoir un goût révolutionnaire. Cette impulsion qu'il ressentait, il a pu la mettre à profit jusqu'au tout dernier livre qui est un véritable bijou d'honnêteté et d'humilité. Ce gars-là a fait du bien à beaucoup de monde, c'était peut-être sa mission de vie ? Bien sûr, j'aimerais mieux que mon ami David soit à Paris pour qu'on puisse encore manger ensemble, mais il n'est plus là. Il est en moi, par contre.
Votre expérience personnelle a-t-elle influencé votre pratique professionnelle ?
Elle a influencé mon enseignement en tout cas. Avec Pierre Lessard, j'ai créé un nouvel atelier, Vivre en santé, qui permet aux participants d'entendre des messages intérieurs. Cet atelier me maintient proche de ce que la maladie m'a appris, c'est-à-dire retrouver l'équilibre et le garder. L'équilibre, c'est vivant, ça se promène tout le temps. C'est un mouvement, comme la vie. Ça me rappelle la pensée de mon collègue Jean-Charles Crombez, psychiatre à l'Hôpital Notre-Dame, qui me disait : Rappelle-toi Guy, on n' est jamais aussi en santé qu'on le pense, ni aussi malade qu'on le croit.
Avec tout ce que la maladie et les deuils vous ont appris, que referiez-vous autrement ?
J'aurais moins de doute, moins d'ambiguïté, moins d'ambivalence et plus d'engagements. Je ferais plus d'erreurs aussi. Car mieux vaut s'engager dans un chemin erroné, le reconnaître et changer de chemin, que de rester ambivalent et ne pas s'engager. Si on ne s'engage pas, on perd notre temps, on perd notre vie. Même au niveau amoureux, je me serais engagé plus tôt.
Quels jardins souhaitez-vous cultiver dorénavant ?
À travers mes conférences et mes ateliers, j'ai eu la chance de traduire des connaissances que j'ai pu apprendre comme thérapeute et comme être humain. Maintenant, je voudrais traduire ce qui se distille au contact de la beauté, pour faire vivre l'artiste en moi. L'artiste qui répond avec gratitude à la beauté de la vie et qui offre quelque chose en retour. Ça représente une autre facette de moi, et je pense que cette facette prendra de plus en plus d'importance. C'est à moi de faire des choix pour permettre à l'artiste de vivre. Et je m'y active.
Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photos : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Avril 2012
______________________________
1. CORNEAU, Guy, Revivre, Les Éditions de l’Homme, 2010
2. CORNEAU, Guy, La guérison du coeur, Les Éditions de l’Homme, 2004