Boucar Diouf - L'ancêtre en devenir

Juste son nom évoque un monde lointain... exotique... mystérieux. La magie d'une rencontre avec « l'étranger » et ce qu'il porte de bagages humains apporte une fraîcheur qui donne envie d'en savoir plus. Plus sur le sens à donner quand la mort survient dans un pays où l'espérance de vie est de 55 ans. Plus sur la solidarité omniprésente qui permet de continuer quand l'épreuve vient frapper. Plus sur les croyances d'un au-delà peuplé d'ancêtres qui intercèdent pour nous quand le fardeau devient trop lourd.

Sans ambages, Boucar ouvre son coeur sur ses racines anciennes et nouvelles. Les liens qui l'unissent à la vie prennent plusieurs chemins. Tous sont colorés, pleins d'anecdotes, riches du savoir du professeur qu'il a été et qui ne l'a jamais vraiment quitté. Rencontrer Boucar est un voyage en soi. Un voyage scientifique, historique et écologique qui permet d'entrevoir l'homme qu'il est vraiment. C'est-à-dire un ancêtre en devenir où la sagesse côtoie admirablement le plaisir de partager ses connaissances dans la joie qui l'habite.

Quitter ses parents, ses amis, son pays... ce sont là plusieurs deuils à vivre en même temps. Comment avez-vous vécu ce déracinement?

Pour moi, le plus gros deuil a été au niveau de la famille. Ma mère a eu neuf enfants – six gars, trois filles – et je suis le sixième. C'est dur de tout laisser, quitter la famille et tous les acquis sociaux qu'on a d'imprimés dans la tête pour recommencer à zéro. Apprendre à faire l'épicerie, à acheter de la nourriture et à la cuisiner. Apprendre comment s'habiller en hiver... C'est un long apprentissage. Et, comme tous les immigrants qui arrivent des pays chauds, ça « fesse » l'hiver au Québec!

Immigrer, c'est un peu comme mourir dans ce qu'on était pour renaître dans d'autres choses. On peut le voir comme ça ou dire que c'est une nouvelle naissance, mais sans les parents pour accompagner nos premiers pas. Toute ma famille est restée là-bas. J'ai essayé de convaincre ma sœur d'immigrer ici. Elle ne veut pas du tout, c'est trop froid. Mais c'est surtout l'enfermement qui l'a dissuadée. Elle est habituée d'entrer et de sortir des maisons. Là-bas, il y a plein de monde partout. Ici, c'est trop fermé pour elle.

Et vous avez été capable de vous adapter à cette réalité?

J'y ai mis du temps, mais oui. Je crois tout de même qu'il faut avoir certaines particularités. Autant j'aime plonger, aller sur scène, rencontrer plein de gens, autant quand je sors de scène, je suis quelqu'un de solitaire. J'aime les gens, mais j'aime aussi les quitter pour être seul avec les miens. Être ici, dans le sous-sol. Lire, écrire, fouiller sur Internet. Je ne sors pas, je n'ai pas ce besoin-là.

Vous avez mentionné déjà que vous étiez comme un arbre avec ses racines au Sénégal et ses branches au Québec. Avez-vous réfléchi au lieu de sépulture que vous choisirez au moment de votre décès?

Oh... J'aimerais ça partager mes cendres en deux et redonner une partie de moi aux baobabs dans les champs de mon père au Sénégal. L'autre partie resterait ici pour le lien avec mes enfants. C'est le meilleur des mondes.

Il existe des urnes fabriquées à partir de copeaux et de fibres de cocotiers, avec une graine d'arbre en plein coeur. Tu y mets les cendres, tu arroses et tu redonnes. J'aimerais ça moi devenir un arbre. Et pourquoi pas un érable! Redonner ce que j'ai emprunté à la végétation est un geste qui a beaucoup de valeur à mes yeux...

Vous savez, le corps humain est constitué d'eau, de minéraux, de carbone, d'azote et d'oxygène. Si on faisait l'exercice de décomposer les cendres humaines en regardant le cours des produits chimiques dans les catalogues, notre valeur marchande se situerait entre 500 $ et 600 $. Pas plus que ça. Même Bill Gates qui est multimilliardaire vaut 600 $ tout au plus, exactement comme le gars qui dort dans la rue là-bas. Il n'y a aucune différence. Pourquoi alors n'essaie-t-on pas de poser des gestes dans notre vie qui ont une certaine valeur?

Comment vivez-vous la mort de vos proches qui sont loin?

Mon oncle Jacka est décédé dernièrement et c'est ce que j'ai trouvé de plus dur. Il est mort loin de moi alors que j'ai grandi près de lui. C'est lui qui m'a inscrit à l'école moderne française quand j'étais jeune. C'était un homme extrêmement généreux et très familial, mais qui était possédé par l'alcool. Dans un pays où les gens sont musulmans, c'était très difficile pour lui.

À la naissance de mon fils, je lui ai donné son nom, parce que pour nous c'est important de laisser des traces de ceux qu'on aime dans les plus jeunes. Mais mon père ne voulait pas parce que mon oncle buvait beaucoup. Il m'a dit que lorsqu'on donne le prénom de quelqu'un à son fils, il y a des chances pour que l'enfant prenne 50 % de cette personne.

Chez les Sérères, la cérémonie du nom n'est pas banale, car donner un nom à un enfant engage une certaine responsabilité. Si l'enfant n'aime pas son nom, il peut pleurer beaucoup, dormir très peu et être malade. Les « anciens » diront alors qu'il faut changer de nom. Donc, la cérémonie du nom est fondamentale.

Qu'en est-il des rituels funéraires?

L'islam est arrivé au Sénégal il n'y a pas si longtemps et a imprégné plusieurs de nos rituels. Pour les Sérères, cependant, les rituels funéraires comportent toujours des croyances très animistes, comme pour la naissance d'un enfant d'ailleurs. Par exemple, nous croyons beaucoup au retour des âmes. Pour nous, une partie des individus meurt et l'autre partie revient dans la famille. La partie qui meurt reste en haut et forme une communauté d'ancêtres. C'est à eux qu'on s'adresse quand on prie, puisque pour nous le Grand Dieu est beaucoup trop loin pour qu'on s'adresse directement à lui. Donc, nos ancêtres restent suspendus là et agissent comme des intermédiaires pour livrer nos messages à Celui qui est au-dessus de tout. Traditionnellement, plusieurs peuplades pensaient ainsi.

Pour ce qui est de la partie des individus qui revient dans la famille, on y croit tellement que quand une femme tombe enceinte et qu'elle accouche, certains y reconnaissent un proche parent. Des fois, le papa est tellement certain d'avoir engendré son propre père décédé qu'il a de la difficulté à élever ce garçon. Avec mon père, ce fut un peu ça. Quand j'étais jeune, il était très très dur avec mes frères, alors que moi, il me ménageait. D'ailleurs, depuis que je suis tout petit, il m'a toujours appelé « papa ».

Ces pratiques-là font que les funérailles peuvent être très complexes. Mais disons qu'en premier lieu, il faut que l'individu qui décède soit content. Il arrive parfois que les descendants qui n'ont pas les moyens de faire des funérailles dignes « suspendent la tombe ». Ça veut dire que lorsqu'ils auront les moyens, ils vont lui refaire des funérailles. Et ça peut aller jusqu'à 20 ans plus tard.

Qu'entendez-vous par « funérailles dignes »?

Dans notre cas, ça passe beaucoup par les sacrifices et par le rassemblement de toute la famille. Les rares fois où nous sacrifions un boeuf, c'est quand quelqu'un meurt. Les cérémonies peuvent durer une semaine et les gens viennent d'un peu partout. Certains amènent de l'argent, d'autres de la nourriture. La grande majorité ne possède pas grandchose, mais tous apportent quelque chose. C'est une sorte de fête avec des danses mortuaires.

Ce ne sont pas des funérailles tristes. On joue beaucoup sur la fierté. Qu'est-ce que l'individu a fait pour sa communauté avant de partir? Les gens ne connaissent pas toujours les services qu'il a rendus. Alors ceux qu'on appelle les « griots » et qui sont nos conteurs racontent ce qu'était cette personne, dans une forme bien emballée où l'exagération a aussi sa place. Ils sont comme des généalogistes qui maintiennent vivante la mémoire des hommes.

Et en ce qui concerne la mort d'un enfant, les rituels sont-ils différents?

C'est un peu tabou dans notre culture, parce qu'en réalité on fête le départ de quelqu'un surtout quand il est vieux. Quand quelqu'un perd un enfant, c'est différent. D'abord, il y a la cérémonie pour enterrer l'enfant qui se fait discrètement. On met en terre le mort et c'est terminé. C'est après que les gens viennent. Tu peux les voir défiler pendant plusieurs jours. Ça peut aller jusqu'à 20 jours. C'est une énorme solidarité. Souvent, ils arrivent très tôt, jasent et se réconfortent. On appelle ça dialé, ça veut dire venir réconforter celui qui est en deuil. Toute la parenté proche et lointaine vient. C'est le côté solidaire qui est important dans le deuil d'un enfant.

Avez-vous peur de la mort?

Non. Je n'ai pas peur du tout de la mort. Je la trouve poétique, moi, la mort. Mais il faut dire également qu'il y a le biologiste en moi qui sait que l'immortalité est déjà dans mon corps. Car selon moi, l'immortalité est dans le spermatozoïde et l'ovule porteurs d'ADN. Si tu regardes dans cet ADN, tu vas trouver des gènes qui appartenaient à des dinosaures, à des bactéries, à des oiseaux... tout est là. Donc, à partir du moment où tu as un enfant, tu sais que les gènes qu'il a reçus d'ancêtres lointains sont en route pour une autre génération.

Où va-t-on après la mort? Où vont ceux qu'on a aimés et qui sont partis? Je pense que l'humain n'aura jamais la réponse et c'est pour ça que les religions existent. Pour apaiser cette angoisse existentielle qui date de la nuit des temps. C'est réconfortant de se faire dire que ce n'est pas fini, qu'après il va y avoir autre chose, que finalement ça va être éternel. Et je pense que c'est ça qui donne de la sérénité aux gens qui sont croyants.

Est-ce la réponse que vous feriez à votre enfant s'il vous demandait ce qu'il y a après la mort?

Je dirais à mon fils Anthony qu'après la mort, il y a la vie. Et la raison est bien simple, car ce que tu portes dans ton corps ne t'appartient pas. On l'a emprunté aux plantes et aux arbres. L'humain ne fabrique rien. L'humain est un consommateur, ce n'est pas un producteur. Les producteurs primaires sont les arbres. Les arbres sont capables de prendre des sels minéraux, du CO2, de la lumière et de fabriquer des pommes ou du foin. Nous, on nourrit des vaches avec ça. Comme l'humain ne fabrique rien, du coup, quand il meurt, il faut qu'il retourne ce qu'il a emprunté aux arbres et à la végétation.

Vous parlez souvent de votre grand-père, que vous a-t-il légué de plus important?

La poésie. L'art de toucher les gens par le verbe. En fait, ce n'est pas lui directement qui m'a fait ce don, mais bien les « griots » africains. Pour eux, l'art de parler n'a pas de mystère, et mon grand-père était toujours entouré de gens qui avaient une puissance dans le verbe. Donc, le grand-père que je présente est une sorte d'archétype, un condensé de tous les gens qui ont influencé ma charte de paroles... et peut-être ma capacité à écouter les autres aussi.

Il y a beaucoup de citations dans vos propos. Laquelle préférez-vous?

Les Africains disent tout le temps « Chassez le surnaturel et il vous attend au carrefour de la mort ». J'aime bien ce proverbe parce que c'est la vérité, même pour les gens qui croient en Darwin comme moi. Devant la mort, il arrive un moment où tout le monde se questionne.
Ce questionnement a-t-il un impact sur votre façon d'accompagner les mourants?

Il faut que vous sachiez que nous ne considérons pas que la mort est une mort. Pour nous, la mort, c'est partiellement le début d'une autre vie. Nous croyons que la vie est un cercle dans lequel la mort représente une étape qui est comparable au séjour de la graine dans la terre. Il y a un retour qui se fait. Donc du coup, le mourant est accompagné un peu comme celui qui vient au monde. La mort et la naissance sont les deux facettes d'une même pièce.

Les griots dont je parlais tantôt enterraient leurs morts dans les trous des baobabs. Quand les baobabs vieillissent, leur tronc se vide parfois, ce qui donne un gros trou dans lequel ils mettaient leurs morts pour simuler l'utérus de la maman. Ça ne fait pas longtemps que cette pratique ne se fait plus. Quand j'étais jeune, on retrouvait encore des ossements dans les troncs des baobabs.

L'euthanasie est-elle envisagée dans certains cas?

L'euthanasie n'existe pas chez nous. D'ailleurs, le suicide est très mal vu dans notre société. L'élément solidarité est tellement fort que c'est perçu comme une faillite familiale. Et le jugement tombe sur toute la famille au complet, même la famille élargie. Dans toute ma vie au Sénégal, j'ai vu une seule personne se suicider. Peut-être est-ce parce que le meilleur remède pour l'humain, c'est d'abord et avant tout l'humain.

Ma grand-mère disait que le bonheur c'est de regarder en bas d'abord, pour apprécier ce qu'on a. Car quand tu regardes en bas, tu vois des gens qui te font dire que tu es chanceux dans la vie. Puis elle disait que le bonheur, c'est surtout de tendre sa main à son voisin et de partager sa peine. Le bonheur arrive donc par les autres, et le développement économique nous fait oublier cela.

Est-ce que la mort est un sujet qui vous touche particulièrement?

Sur terre, nous sommes les seuls à avoir la capacité de se projeter dans le futur et à savoir ainsi que la mort s'en vient. Les autres espèces vivent l'instant présent. C'est difficile pour nous de vivre l'instant présent, parce qu'on sait que la mort scintille devant. Et depuis toujours, nous travaillons à la repousser. Selon les évolutionnistes, toutes les inventions qu'on a faites sont destinées en grande partie à repousser la mort. On a inventé la médecine, développé l'hygiène, et inventé toutes sortes de technologies pour faire un pied de nez aux éléments de la nature qui abrégeaient la longévité de nos ancêtres. Je crois que c'est cette conscience de sa mort qui a fait de l'homme l'être le plus intelligent. Les pygmées d'Afrique ont inventé les premiers ponts suspendus aux arbres pour repousser la mort, parce que lorsqu'ils traversaient les rivières, il y avait les crocodiles qui s'attaquaient à leurs enfants. Ce sont ces ponts qui sont les ancêtres de ceux qu'on a aujourd'hui. Alors sans aucun doute, tout ce qu'on a inventé sur cette terre a un lien quelconque avec la mort. Dire que la mort ne nous habite pas n'est pas crédible, mais la mort peut néanmoins nous habiter différemment.

Boucar Diouf a agi à titre de conférencier pour l'ouverture de notre colloque
La mort... Parlons-en! en avril dernier à la Grande Bibliothèque de Montréal.
Vous êtes invités à écouter l'entrevue « Les 3-4 morts de Boucar Diouf »
en vous rendant à l'adresse suivante : lamortparlonsen.coop/entrevues

Entrevue et texte : Maryse Dubé
Photo : François Lafrance
Publié dans la revue Profil - Automne 2014

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