« Quand je vois des gens mourir autour de moi, ça me fait penser qu'il ne me reste plus beaucoup de mois à vivre. Vous savez, à 100 ans, on ne compte plus en années, mais en mois. Le 11, je vais avoir sept mois de faits dans ma 101e année ! »
Aldéa Paré a horreur du mensonge. On peut donc la croire sur parole, lorsqu'elle dit son âge. Mais alors, vraiment, il faut faire abstraction de tout ce qu'on pouvait s'imaginer d'une personne centenaire. Madame Paré – pardon, mademoiselle – vit en toute autonomie dans sa garçonnière de la maison Champenoise, à Québec. Depuis l'automne dernier, elle mange un peu plus souvent à la salle à dîner commune, avec les autres pensionnaires; mais le reste du temps, elle continue de faire sa cuisine chez elle. Chaque mois, elle achète son laissez-passer d'autobus pour aller faire ses emplettes. « Quand le temps est mauvais ou lorsque je suis fatiguée, s'excuse-t-elle, je prends un taxi. » Elle ne sort jamais sans rouge à lèvres, « sinon, j'aurais l'air malade ». Toute menue, elle se lève, s'assoit, marche comme une personne de 30 ans plus jeune. Et elle cause. Comme quelqu'un qui sait causer, et qui en a long à raconter.
« Je suis née le 11 juillet 1901 à Saint-Raphaël de Bellechasse, non loin de Québec », commence-t-elle. À 15 ans, elle avait tout ce qu'il fallait pour entrer à l'école Normale (préparatoire à l'enseignement). Mais comme elle était l'aînée d'une famille de huit enfants, elle dut renoncer à poursuivre ses études. « Dans ce temps-là, explique-t-elle, la fille aînée devenait la deuxième mère de la famille. » Ce statut était d'autant moins facile à vivre que le père était très sévère et que la fille... avait du caractère. « À 19 ans, j'ai décidé que j'avais fait la mère assez longtemps, alors j'ai dit à mes parents que ma sœur cadette était bien capable de me remplacer; moi, je voulais aller gagner ma vie. »
À l'époque, les congrégations religieuses n'étaient pas très exigeantes sur les diplômes de leurs institutrices. « Elles nous rencontraient une fois, puis nous fichaient dans une classe avec les plus petits. » C'est ainsi que, pour 54 enfants du village voisin, la jeune Aldéa est devenue mademoiselle Paré. Deux ans plus tard, à Québec, elle entamait pour de bon une carrière d'enseignante qui allait durer 41 ans.
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Aldéa Paré est maintenant retraitée depuis aussi longtemps. Une belle retraite où la vie est devenue plus facile que tout ce qui a précédé, même sur le strict plan de la santé. « On dirait que le bon Dieu a voulu me redonner un bout que j'avais manqué, plus jeune. » À plusieurs reprises, alors qu'elle n'avait pas encore 30 ans, Mlle Paré s'est en effet retrouvée dans un lit d'hôpital, dont une fois dans un état très grave à la suite d'une opération qui avait mal tourné. « Pendant quatre jours, j'ai été mourante, raconte-t-elle. Mais je me suis dit que j'étais trop jeune pour partir et que le bon Dieu allait me garder. C'est ce qu'il a fait. Sauf que j'en ai eu pour trois ans à me remettre, dont un an sans travailler. »
Après sa retraite, elle a encore été hospitalisée à quelques reprises; mais elle retrouvait chaque fois l'énergie qui a toujours compensé son manque de force physique. L'âge n'avait guère d'emprise sur elle : « Je ne me suis jamais senti décrépir en vieillissant, et je n'ai pas eu plus envie de mourir après 60 ans que lorsque j'étais jeune. J'ai toujours voulu continuer à vivre. » C'est d'ailleurs ce qu'elle a fait pleinement, entre autres, en traversant l'Atlantique quatre fois, « avec mes prestations d'assurance-vieillesse », sans compter quelques séjours chez des parents, en Floride et au Colorado. « Mais maintenant, j'ai fait mon deuil des voyages, ajoute-t-elle. Je ne veux pas aller mourir en dehors de ma ville. Imaginez le trouble que ça donnerait à ceux qui devraient me ramener. »
Contente de sa retraite, assure Mlle Paré. Pourtant, c'est plutôt dans sa vie d'avant qu'elle fouille pour trouver des souvenirs. Elle enfonce un moment les yeux très loin dans son passé, puis en émerge avec une date précise, le nom d'une personne connue ou la mémoire d'un événement qui a marqué l'époque. « À la première Guerre, je commençais tout juste à enseigner, se rappelle-t-elle. J'étais pauvre comme un sac de sel. »
C'est juste avant la guerre suivante, en 1938, qu'elle a eu parmi ses élèves l'actuel président de la Coopérative funéraire du Plateau, Laurent Lamontagne. « Je m'en souviens très bien, dit-elle; c'est la première année que j'ai eu une classe de garçons. J'aimais beaucoup cela; vous savez, les garçons sont moins à prendre avec des pincettes que les filles. Je les amadouais avec les cartes de hockey des paquets de gomme. Ai-je besoin de vous dire que lorsque je regarde le hockey, aujourd'hui, c'est dans une classe avec mes garçons que je me retrouve. »
Mlle Paré n'est pas le genre de personne à parler de ses petits bobos ou à s'étendre sur les effets du vieillissement. Mais elle reste très sensible à certaines injustices qui lui ont été faites. Comme cette fois où un médecin lui a refusé une transfusion sanguine parce qu'elle avait déjà une facture de soins médicaux très élevée. « On l'a toujours bien mis en terre avant moi, celui-là ! »
On peut donc encore éprouver de l'amertume à 100 ans ? « Il ne faut pas que je m'arrête à ces heures sombres, dit-elle, car la vie est trop belle aujourd'hui. Quand les mauvais souvenirs se présentent, j'essaie tout simplement de penser à des choses plus gaies. » Les enfants, par exemple. Si Mlle Paré est restée dans l'enseignement toutes ces années, c'est à cause d'eux. « Comme je ne pouvais pas avoir les miens, j'ai décidé de prendre soin des enfants des autres. Si vous saviez, Monsieur ! Il n'y a rien de plus intéressant et de plus consolant que de suivre les progrès quotidiens d'un petit bout de chou. » Pourquoi ne s'être jamais mariée, alors ? « J'ai tellement vu ma mère souffrir, quand j'étais petite... »
L'un de ses souvenirs les plus heureux reste ce jour où elle a pris maison seule, dans un tout petit appartement en face de l'Université Laval. « Là, j'ai vraiment goûté à la vie. » Elle était âgée de... 74 ans. Auparavant, elle avait toujours été pensionnaire dans des maisons religieuses.
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Lorsqu'on compte en mois le temps qu'il reste à vivre, la mort fait peut-être partie des pensées noires à chasser... « Au contraire, juge-t-elle. Il faut penser à la mort, mais avec l'intention d'essayer de réparer certaines choses. » Ce qui lui fait peur dans le fait de mourir, c'est le jugement dernier : « Je n'ai pas beaucoup de reproches à me faire, mais quand même... toute une vie à récapituler. En tout cas, je ne veux pas mourir subitement. » Quant à savoir ce qu'il y a de l'autre côté, elle n'a pas encore trouvé de réponse définitive, même si elle a toujours été croyante. « Il paraît que le doute est un signe d'intelligence », philosophe-t-elle, ajoutant qu'elle s'applique « à voir cela avec sérénité ». Et combien de temps voudrait-elle vivre encore ? « Je préfère ne pas me faire d'idée. C'est le bon Dieu qui va décider, mais j'espère avoir assez de temps pour finir de payer ma série de messes à mon père... Lui, il est décédé à 98 ans. Avant de mourir, il a confié à l'infirmière qu'il aurait bien aimé atteindre 100 ans. » Petite lueur de triomphe dans le regard.
Membre de la Coopérative funéraire du Plateau depuis sa fondation, en 1972, Mlle Paré aime savoir que personne n'aura à s'occuper « des détails » quand viendra le moment, puisque ses arrangements sont pris et payés depuis longtemps. Pour elle, pas question d'incinération ni d'inhumation sans exposition : « Je veux mourir à l'ancienne mode. Ce n'est pas que j'aime la publicité, mais quand on meurt, il y a toujours des vieilles connaissances qui veulent voir si on a l'air de se reposer, dans son dernier carrosse. »
En attendant, Mlle Paré continue d'aimer la vie. Elle est, entre autres, une mélomane avertie et une liseuse passionnée, « au point où ça me fait perdre du temps », trouve-t-elle.
Et elle a encore des projets ! Le plus immédiat est de prendre une semaine de vacances chez les Franciscains, à Montréal. « Ça va me reposer de cuisiner et de faire le ménage dans mes paperasses. »
Puis ensuite ? « Ensuite, on verra bien ! »
Par Serge Beaucher
Avril 2002